lundi 29 janvier 2018

338. Le zouave du Pont de l'Alma

Paris a connu au cours de son histoire quelques inondations majeures. En 1658, sous la régence du jeune Louis XIV, la Seine atteint 8m63 à l'échelle du futur pont d'Austerlitz. Près de la moitié des maisons du pont Marie n'y résistent pas et s'effondrent. En 1740, la Seine atteint 7,90m sur l'échelle du pont de la Tournelle. Il s'agit de la première inondation cartographiée. En 1802, sous le Consulat, la Seine quitte son cours pour réoccupait un ancien bras abandonné qui contournait la capitale par le Nord.
La crue de 1876 ravage plusieurs bâtiments publics et inonde les caves. L'année précédente, le maréchal de Mac Mahon, président de la République monarchiste, s'était  rendu dans le quartier Saint Cyprien à Toulouse pour exprimer sa compassion aux familles des centaines de pauvres gens qui venaient d'y périr, sous l'effet d'une crue soudaine de la Garonne. Devant la presse rassemblée, il aurait eu ce commentaire lapidaire: "Que d'eau, que d'eau!" Face aux forces de la nature déchaînée, le pouvoir politique peinait à anticiper et prévenir les catastrophes.

29 janvier 1910 (Wikimedia Commons)
Quelques initiatives avaient pourtant tenté de freiner l'inexorable montée des eaux.  Dans les années 1740, l'ingénieur du roi Buache décrivait avec soin le phénomène et tentait d'identifier les zones inondables. 
Dans le cadre des travaux d'Haussmann, l'ingénieur des Ponts et Chaussées Belgrand conçut un service hydrométrique s'appuyant sur un réseau d'observateurs disséminés dans tout le bassin fluvial de la Seine. Son quartier général parisien se chargeait d'exploiter les informations collectées. L'observatoire de Montsouris crée en 1873 mesurait quant à lui la quantité d'eau tombée sur Paris.
Les moyens mis en œuvre pour contrer les assauts du fleuve contribuèrent paradoxalement à endormir la vigilance des Parisiens. L'ampleur des débordements de la Seine en 1910 n'en fut que plus marquante pour la population.

* Paris-Venise.
L'été 1909 s'avère extrêmement pluvieux, les terres saturées d'eau ne peuvent plus rien absorber à l'automne. A cela s'ajoute un hiver très pluvieux avec beaucoup de neige, des pluies diluviennes qui s'abattent sur les bassins d'alimentation de la Seine à compter de la mi-janvier. Toutes les conditions sont réunies pour un débordements de ses affluents (Yonne, Marne, Oise, Eure...). Au cours de la semaine du 21 au 28 janvier 1910, l'agglomération parisienne subit une crue d'une ampleur exceptionnelle. Le 28, à son apogée, la Seine atteint 8,62 m au pont d'Austerlitz. Le zouave du pont de l'Alma voit l'eau monter jusqu'à ses épaules. A cette date, le centre de la capitale est inondé. Des dizaines d'artères, une douzaine d'arrondissements (473 ha dans la capitale) et de nombreuses banlieues se trouvent sous les eaux. 
Gare st-Michel (Wikimedia Commons)

 Les conséquences immédiates de la crue sont considérables avec tramway et métropolitain paralysés, gares bloquées, gaz et électricité coupés... Envahies par les eaux, les usines de banlieues, qui font vivre Paris, s'immobilisent. Leurs ouvriers doivent chômer. Les incinérateurs d'ordures se trouvent à l'arrêt, aussi le préfet Lépine ne trouve rien de mieux que d'inviter les Parisiens à jeter leurs déchets dans le fleuve, au grand dam des communes aval. Une des usines qui produit l'air comprimé de la ville dans le XIIIème arrondissement est inondée. Aussitôt, les aiguilles des horloges publiques se figent comme pour souligner un peu plus à quel point la capitale paraît désormais hors du temps, paralysée. La ville s'immobilise et se retrouve isolée car la gare d'Orléans et le réseau des trains de l'ouest cessent de faire circuler les trains.

* La ville moderne craque.
La modernité et le progrès technique que connaît Paris au début du XX° s participent à l'aveuglement général. Le développement des réseaux (égouts, distribution des eaux, du téléphone, métro) convainc certains que la capitale se trouve désormais à l’abri des inondations dévastatrices d'antan. Or, en cette fin janvier 1910, c'est précisément dans les secteurs les plus modernes que l'on rencontre le plus de faiblesses potentielles. "La ville est tout à la fois atteinte dans sa modernité... et victime de sa modernité", note E. Toulet, responsable de la bibliothèque historique de Paris. 
 L'infiltration des eaux commence par le tunnel du métro; bientôt ce sont tous les nouveaux réseaux qui cessent de fonctionner: téléphone, train, éclairage (au gaz) qui ne fonctionnent plus. Puisque la technique lâche, il faut se tourner vers des valeurs sûres telles que les omnibus hippomobiles, les fameux "moteurs à crottin" qui tentent vaille que vaille de se frayer un chemin entre les flaques.

(Wikimedia Commons)
 * Un quotidien bouleversé.
Le quotidien des Parisiens  est durement affecté par la crue. Dans l'ouest de la capitale, de nombreux habitants doivent évacuer. On redoute alors les vols et cambriolages. En fait, très peu de pillages seront à déplorer. A travers les rues inondées, les Parisiens se déplacent grâce à des passerelles. L'armée est appelée en renfort, tandis que les matelots de la Royale assurent les déplacements des députés en canots.
Pour venir en aide aux sinistrés, des associations de bienfaisance telles que l'union des femmes françaises, l'union des femmes de France ou la Croix Rouge se mobilisent, distribuant nourritures et vêtements, organisant des dortoirs de fortunes. La médiatisation de la crue suscite un grand élan de générosité dans et hors du pays. Des banquiers tels que Pereire, Rothschild, le pape, le roi des Belges, le prince de Galles envoient de l'argent pour secourir les Parisiens, tandis que des souscriptions sont lancées dans la presse. Au total, près de 4 millions de francs seront collectés.

En dépit de cet élan de solidarité, la situation devient très préoccupante au bout d'une semaine. Les difficultés d'approvisionnement de la capitale combinées aux menées inflationnistes de certains commerçants contribuent à l'augmentation du prix des denrées. Bientôt les premiers cas de typhoïde apparaissent. L'archevêque de Paris fait alors célébrer un service de pénitence, ultime recours pour implorer la clémence du fleuve... Mais dès que la décrue commence, le 29 janvier, les Parisiens se ruent sur les bords de Seine. Une sorte d'insouciance existe. Des photos sont prises, des films, des cartes postales mises en vente (les "50 vues de Paris-Venise").

* Gestion politique de la crise.
A cette époque il n'y a aucune prise en charge par l’État des conséquences du débordement des eaux (pas de plan Orsec ni de déclaration de zones sinistrées), les pouvoirs publics se contentant - c'est déjà bien - de sauver les vies humaines. Dans ce but, la mobilisations des services municipaux, de l'armée, des pompiers jouent un rôle fondamental.
Pour le reste, ce sont surtout l'assistance publique des bureaux de bienfaisance ou les entreprises privées qui aident (Liebig distribue des rations de nourriture, des sociétés privées proposent des pompages gratuits). En l'absence d'Etat providence, la charité tient alors une place bien plus grande qu'aujourd'hui.
Conscients de néanmoins jouer leur avenir dans la gestion de cette crise soudaine, les élus manifestent leur compassion, de manière symbolique. Au cours de la semaine cruciale, le préfet de la Seine accompagné du président de la République Fallières et du président du Conseil Briand se rendent auprès des sinistrés à Alfortville. Après coup, l'Etat votera des crédits pour faire face aux conséquences de l'inondation, indemnisant commerçants et propriétaires dont les biens furent détruits.

* La mise en accusation du régime et la recherche de boucs émissaires. 
A quelques mois des élections législatives (avril 1910), Alexandre Millerand, le ministre des Travaux publics, tentent bien d'expliquer, de rassurer, conscient qu'il faut éviter une exploitation politique des événements contre le cabinet Briand et contre le régime républicain. C'est qu'aux lendemains de la crue, l'extrême-droite antiparlementaire met en accusation le gouvernement, pointant son manque de prévoyance et des défaillances dans la gestion de crise. L'Action française et Drumont dans la "Libre Parole" développent les thèmes chers à l'extrême-droite avec une dénonciation de l'anarchie administrative. Dans ce régime d'anonymat ("la Gueuse"), personne ne semble responsable, même pas les ingénieurs à l'origine de "l'éventration" de Paris. L'antisémitisme revient également à travers des éditoriaux de Drumont. Le 10 février 1910, ce dernier fustige "les ravageurs de forêts". Si la crue a eu cette ampleur, c'est à cause du déboisement opéré en amont de Paris. Ce déboisement est dû à "une armée allemande fractionnée en société". Ces sociétés sont tenus par des Juifs. L'internationale juive aurait donc transformé la "Gaule chevelue" d'autrefois en "Gaule chauve". Finalement les Juifs vendent les forêts comme ils ont vendu les secrets militaires affirme-t-il en référence à l'affaire Dreyfus. Au fond, la simple explication naturelle ne suffit plus, on a donc recours à la rumeur. Pour Drumont dont l'antisémitisme confine à l'obsession, il ne faut pas chercher bien loin le bouc-émissaire...

* Le bilan
Alors que la décrue s'amorce enfin, il faudra néanmoins des semaines pour que la vie retrouve son cours normal. Le bilan matériel s'avère très lourd: 20 000 immeubles inondés, soit le quart des habitations que compte alors Paris, 200 000 Parisiens sinistrés. Au total, les dégâts seront estimés à 400 millions de francs-or, soit environ 1 milliard d'euros.
On ne compte qu'un mort dans Paris, une trentaine en banlieue.
Si la mémoire de la crue de 1910 ne s'est jamais éteinte, c'est sans doute en raison de la médiatisation exceptionnelle dont elle a fait l'objet. D'innombrables photographies d'actualité sont prises pour faire la une de la presse illustrée alors en plein essor. Paris-Venise inspire aussi les peintres, les pionniers du cinématographe, les dessinateurs, les affichistes, les chansonniers. Paul Lack y va par exemple de son "Jardin des plantes aquatiques" (1910) sur l'air de la Paimpolaise. La ménagerie s'est en effet rapidement retrouvée inondée. Si pour les hippopotames, la crue tient du miracle, elle provoque en revanche la noyade de la girafe et des antilopes.



* Anticiper et prévenir de futures crues majeures.
Dès le 8 février, une commission des inondations est nommée, dont le but est de prévenir un retour d'un épisode similaire et aussi de multiplier les précautions à prendre. Placée sous la direction d'Alfred Picard, un ingénieur, polytechnicien et ancien ministre de la marine, elle aboutit à un rapport qui préconisera toute une série de moyens pour lutter contre des événements ultérieurs comparables. 
Plusieurs aménagements sont réalisés sur la Seine et dans son bassin versant entre 1910 et 1932. La destruction de la Passerelle de l'Estacade, du Barrage de la Monnaie, la reconstruction du pont du Carroussel avec des piliers moins larges doivent
favoriser l'écoulement du fleuve. Il y a aussi l'approfondissement du lit de la Seine, le réhaussement des berges avec la construction de murettes de protection.  Sur le bassin versant du fleuve, en amont de Paris, de grands lacs de réservoirs sont creusés entre 1949 et 1990. Ces aménagements, aujourd'hui appelés les "grands lacs de Seine" (Pannecière, Orient, Temple et Amance, Der-Chantecocq), permettent de stocker l'eau en cas de crue. Aujourd'hui, ces réservoirs ne pourraient toutefois retenir qu'un quart de l'eau qui s'est déversée dans Paris en 1910. Le risque de crue majeure est donc toujours là.

* Une crue centennale. L'inondation de 1910 fait partie de ce que les experts nomment une "crue centennale"; un événement exceptionnel, qui a une chance sur cent de se produire chaque année. La question n'est pas de savoir si une nouvelle crue peut revenir à Paris, mais quand? Or en 100 ans, la vulnérabilité de la capitale a augmentée. Avec la forte artificialisation et imperméabilisation des sols, la Seine ne pourrait plus aujourd'hui se répandre dans les champs.  Surtout, depuis un siècle, il y a eu densification de l'habitat (435 000 logements) et des activités économiques en zones inondables. L'agglomération parisienne est en effet passée de 4,5 millions d'habitants en 1910 à plus de 10 millions aujourd'hui. Ensuite, il y a la multiplication des réseaux souterrains. La ville de Paris est construite sur 8 ou 9 niveaux de sous-sols empilés avec d'abord caves et parkings, puis canalisations pour le gaz et le téléphone, les égouts, les tunnels de métro, la fibre, le RER, d'anciennes carrières de gypse et de calcaires, enfin la ligne 14 du métro. Tous ces réseaux sont interdépendants et peuvent donc devenir des vecteurs potentiels de circulation et d'infiltration des eaux.

* Quelles seraient aujourd'hui les conséquences d'une nouvelle crue à 8,62 m?
 Comme il s'agit de crues lentes avec une montée des eaux de l'ordre de 50 cm à 1 mètre par jour, les populations auraient sans doute le temps de se mettre à l'abri. Environ 440 communes seraient directement concernées (notamment Alfortville à la confluence de la Marne et de la Seine). Ce serait donc 850 000 habitants qui seraient exposés en Ile de France. La navigation devrait cesser dès 4,30m de hauteur. Les infrastructures bordant le fleuve seraient durement affectées à l'instar du port fluvial de Genevilliers, de la BNF, du Louvre ou du ministère de la Défense. La distribution de l'eau potable, de l'électricité, la gestion des eaux usées et des déchets, les transports (1) seraient perturbées.
L'impact de la crue serait donc avant tout matériel et économique. Si une crue type 1910 survient aujourd'hui, le montant des dégâts serait cependant bien plus élevé qu'alors.

* Que pouvons-nous faire pour minimiser les conséquences d'une crue de ce type?
Il faut d'abord apprendre à vivre avec ce risque et l'intégrer dans nos aménagements. La préfecture conseille par exemple à chacun de vivre avec un kit de survie (avec 3 litres d'eau, des aliments non périssables, des vêtements chauds et couvertures, une lampe de poche, une radio à piles, une trousse de premiers soins, un réchaud, des papiers personnels et de l'argent liquide) permettant de tenir 3 jours afin de ne pas être pris dans l'urgence et ne pas déranger les services de secours très sollicités par ailleurs. La prévention passe aussi par des campagnes d'exercices et d'informations. En mars 2016, l'opération Sequana visait à éprouver la capacité de tous les acteurs à gérer une crue majeure de la Seine. 
La prévention nécessite enfin le respect de l'interdiction de bâtir en zone inondable (plan de prévention du risque inondation: PPRI). De même, les normes de construction des nouvelles habitations doivent être plus contraignantes (absence de sous-sol, mise en hauteur de l'électricité...).



Les systèmes de prévention contribuent à créer de la confiance et peuvent laisser croire que de tels phénomènes ne peuvent plus se produire. Or, il est impossible aujourd'hui d'empêcher de telles inondations. Il reste donc primordial d'entretenir la mémoire des catastrophes passées. 
Pour cela, on peut compter sur le zouave du pont de l'Alma. Car si les hydrologues mesurent le niveau des eaux au niveau du Pont d'Austerlitz, c'est bien la statue du pont de l'Alma qui permet aux Parisiens de se faire une idée de la gravité de la crue. 
Construit sous le Second Empire et inauguré par Napoléon III, le pont de l'Alma permet de relier le quartier de Chaillot à celui de Grenelle. A l'origine, les piles du pont accueillaient une statue représentant chaque corps de l'armée française ayant servi pendant la guerre de Crimée: un zouave (les soldats des régiments français d'Afrique du Nord) et un grenadier en amont, un chasseur à pied et un artilleur à l'aval. Pourquoi le zouave s'impose-t-il finalement comme la "vigie star"? (2) "Certainement parce que le Zouave a la particularité d’avoir un vêtement extrêmement détaillé, des jambières, des guêtres, une culotte bouffante, une large ceinture et une veste", explique explique Daniel Imbert, spécialiste du patrimoine parisien, et secrétaire général de la commission du vieux Paris.
Lors de la rénovation du pont de l'Alma au début des années 1970, seul le zouave est conservé, mais déplacé de l'autre côté du pont. 
A chaque nouvelle montée des eaux, le zouave se rappelle au bon souvenir des Parisiens et des artistes. Serge Reggiani lui a consacré une chanson au début des années 1980, Thomas Fersen le mentionne dans "Ne pleure plus" dont nous avons déjà parlé ici. Jacqueline Maillan, quant à elle, l'évoque avec humour (merci @XavierMauduit pour cette découverte).



Notes.
1. Plus de circulation sur les ponts, fermeture des tronçons d'autoroutes (A4, A86), des voies sur berge et de plusieurs gares, arrêt de nombreuses lignes de métro, du RER (C).
2. Il possède même désormais un compte twitter (@zouavealma). 

Sources:
- Concordance des temps: "La Seine et les inondations de 1910"avec
Isabelle Backouche, auteure de "La trace du fleuve. La Seine et Paris (1750-1850)".
- "Qui est ce Zouave, vigie des crues de Paris?" [France culture]
- "La crue de Paris, une société face aux risques". (Archives de Paris)
- Institut d'aménagement et d'urbanisme: "Territoire inondable. L'aléa inondation en Ile-de-France
- Le Dessous des Cartes: "Crue de la Seine: risque régulier, risque oublié"
-Les Savanturiers reçoivent Magalie Reghezza-Zitt, géographe.

lundi 15 janvier 2018

Chansons anarchistes 3/4: "Le triomphe de l'anarchie" (1912)




Comme nous l'avons vu dans les épisodes précédents, c'est l'affaire Ravachol qui inaugure le cycle sanglant des attentats et de la répression qui s'abattent sur la France pour deux longues années (1892-1894). Avant de perdre la tête sur le billot, Ravachol avait prévenu ses juges: "j'ai fait le sacrifice de ma personne. Si je lutte encore, c'est pour l'idée anarchiste. Que je sois condamné m'importe peu. Je sais que je serai vengé." Sa prédiction se vérifie très vite. L'événement lui-même crée sa répétition, de façon circulaire et c'est à une spirale d'attentats que l'on assiste alors. On venge celui qui est tombé, ce qui permet de faire de nouveau parler de la cause. L'exécution de Ravachol a lieu en juillet 1892; quatre mois plus tard une bombe déposée dans l'immeuble parisien de la Société des mines de Carmaux explose au commissariat de la rue des bons enfants sans qu'on ne parvienne à en identifier le responsable. En décembre 1893, Vaillant lance sa bombe à clous dans l'hémicycle du Palais Bourbon. Deux mois plus tard, il se fait trancher le cou.

Emile Henry [Wikimedia Commons]

 Les craintes de ceux qui redoutaient que l'exécution d'Auguste Vaillant n'incite d’autres anarchistes à passer à l’action se concrétisent très vite. Le 12 février 1894, une semaine seulement après le supplice de Vaillant, une bombe éclate au café Terminus, à proximité de la gare saint Lazare. Dans l'établissement bondé où joue un orchestre, un jeune homme jette une bombe. L'explosion blesse vingt personnes. (1) Le garçon de café Tissier, puis des agents de police tentent de rattraper le fuyard qui n’hésite pas à leur tirer dessus. Finalement neutralisé, l'individu est conduit au commissariat, il refuse d'y décliner son identité et défie ses interlocuteurs. 
L'attentat perpétré se distingue des précédents, car son auteur frappe à l'aveugle. Il vise un lieu de loisirs et de rencontres, cherchant à atteindre des anonymes et non des personnalités politiques ou judiciaires.
Après trois jours de recherches, les enquêteurs ont un nom bien connu de leurs services:  Émile Henry. Le profil du jeune homme est aux antipodes de celui de Vaillant. Fils d’un Communard condamné à mort par contumace, Henry a fait d’excellentes études. (2) Sensibilisé aux idées des libertaires, le jeune homme a développé une haine brutale contre la société inégalitaire et corrompue de son temps. Pour le journal anarchiste L’En dehors, il signe alors des articles enflammés.
Sa verve facile, son ironie gouailleuse suscitent l'admiration de ses compagnons. 
Lors de l’interrogatoire qui suit son arrestation, Henry fait tout pour aggraver son cas. Il apprend ainsi aux enquêteurs stupéfaits qu’il est aussi l’auteur de l’attentat de la rue des bons enfants. Et, à la différence de Vaillant, Henry clame fièrement qu’il « voulai[t] tuer, et non blesser ».  

Une bombe au café Terminus. [via Wikimedia Commons]
 En prison, le détenu se réveille chaque matin en entonnant des chants anarchistes tels que Dame dynamite ou les martyrs de l'anarchie. Puis il se consacre à la rédaction d'un long mémoire sur les idées anarchistes.
Le procès de Henry s'ouvre le 27 avril 1894. Le procureur n'est autre que Bulot - celui du procès de Clichy - dont Ravachol avait tenté de faire sauter l'appartement. Pour ce dernier, Henry est un exemple de "parfait petit bourgeois", devenu "profondément orgueilleux, profondément  envieux et d'une implacable cruauté." 
Dans son box, l'accusé arbore un sourire ironique et paraît très sûr de lui. Il décide de présenter sa propre défense et justifie ses actes par une déclaration circonstanciée, véritable déclaration de guerre à la société bourgeoise. Selon lui, la bombe du café Terminus constitue une réponse aux meurtres de Ravachol et Vaillant. Il lance à l'attention du jury: "Il faut que la bourgeoisie comprenne bien que ceux qui ont souffert sont enfin las de leurs souffrances, ils montrent leurs dents et frappent d'autant plus brutalement qu'on a été plus brutal avec eux. Ils n'ont aucun respect de la vie humaine, parce que les bourgeois eux-mêmes n'en ont aucun souci. Ce n'est pas aux assassins qui ont fait la semaine sanglante et Fourmies de traiter les autres d'assassins. Ils n'épargnent ni femmes ni enfants bourgeois, parce que les femmes et les enfants de ceux qu'ils aiment ne sont pas épargnés non plus. Ne sont-ce pas des victimes ces enfants qui, dans les faubourgs, se meurent lentement d'anémie, parce que le pain est rare à la maison; ces femmes qui dans vos ateliers pâlissent et s'épuisent pour gagner quarante sous par jour, heureuses encore quand la misère ne les force pas à se prostituer; ces vieillards dont vous avez fait des machines à produire toute leur vie, et que vous jetez à la voirie et à l'hôpital quand leurs forces sont exténuées? Ayez au moins le courage de vos crimes, messieurs les bourgeois, et convenez que nos représailles sont grandement légitimes."
Sans illusion quant à son propre sort, Henry lance: "c’est avec indifférence que j’attends votre verdict. Je sais que ma tête n’est pas la dernière que vous couperez (...)", mais il ajoute aussitôt, menaçant: "d’autres tomberont encore, car « les meurt-de-faim » commencent à connaître le chemin de vos cafés et de vos grands restaurants."
Il conclut, prophétique: "Vous ajouterez d'autres noms à la liste sanglante de nos morts. Vous avez pendu à Barcelone, guillotiné à Montbrison et à Paris, mais ce que vous ne pourrez jamais détruire, c’est l’Anarchie. Les racines sont trop profondes: elle est née au sein d'une société pourrie qui se disloque, elle est une réaction violente contre l'ordre établi. Elle représente les aspirations égalitaires et libertaires qui viennent battre en brèche l'autorité actuelle, elle est partout, ce qui la rend insaisissable. Elle finira par vous tuer." 
Sans surprise, le jury le condamne à la peine de mort. Seul le président Sadi Carnot peut désormais commuer la sentence de mort, mais, en quête d'immortalité révolutionnaire, Henry ne demande pas la grâce présidentielle. Il est guillotiné le 21 mai 1894. Clémenceau, qui assiste à l'exécution, écrit peu après: « Je sens en moi l'inexprimable dégoût de cette tuerie administrative, faite sans conviction par des fonctionnaires corrects. [...] Le forfait d'Henry est d'un sauvage. L'acte de la société m'apparaît comme une basse vengeance. »

 Le Progrès illustré, 3 juin 1894. [Public domain], via Wikimedia Commons
Comme on pouvait s'y attendre, les compagnons cherchent à venger Henry. Le 15 mars 1894, alors que son ami Émile se trouve dans l'attente de son procès, l'anarchiste belge Philibert Pauwels tente de faire sauter l'église de la Madeleine. Alors qu'il pénètre dans le lieu de culte, la bombe qu'il porte explose. Il meurt sur le coup. Il a sur lui un portrait de Ravachol avec un récit de son exécution.
Quelques jours plus tard, le 4 avril, une bombe explose dans le petit restaurant de l'hôtel Foyot, en face du Luxembourg. Elle coûte un œil au poète et polémiste libertaire Laurent Tailhade. Ironie de l'histoire, ce dernier avait salué l'attentat de Vaillant quelques mois plus tôt d'un commentaire désinvolte: "Qu'importe les vagues humanités, pourvu que le geste soit beau!" Le voilà servi.

En attendant, de plus en plus de voix libertaires s'élèvent contre la "propagande par le fait" dont les résultats n'ont conduit jusque là qu'à intensifier la répression contre les "compagnons". Selon eux, d'autres méthodes doivent être privilégiées pour permettre l'avènement d'une société anarchiste. D'aucuns considèrent par exemple la chanson comme un moyen de propagande redoutablement efficace. C'est le cas de Charles d'Avray dont Jean Maitron nous apprend qu'il " se rallia à l'anarchisme au moment de l’affaire Dreyfus et décida de se servir de la chanson «afin de mieux faire connaître l'idéal anarchiste»" au cours de ses  conférences chantées.
A partir de 1901, au sein d'un groupement de chansonniers nommé "La Muse Rouge", d'Avray participe à des goguettes mensuelles, anime les fêtes des organisations ouvrières aux cours desquelles il diffuse une chanson sociale, engagée et révolutionnaire. Dans "Le Triomphe de l'Anarchie", le chansonnier s'appuie sur la dénonciation des maux provoqués par le capital, le militarisme, la politique et la religion pour exhorter tous les exploités à la révolte afin de réaliser la société libertaire.

Tout est à tous, rien n’est à l’exploiteur
Sans préjugé, suis les lois de nature
Et ne produis que par nécessité
Travail facile, ou besogne très dure
N’ont de valeur qu’en leur utilité

A suivre...



Le triomphe de l'Anarchie (1912)
"Tu veux bâtir des cités idéales,
Détruits d’abord les monstruosités :
Gouvernements, casernes, cathédrales,
Qui sont pour nous autant d’absurdités.
Dès aujourd’hui vivons le communisme,
Ne nous groupons que par affinités,
Notre bonheur naîtra de l’altruisme,
Que nos désirs soient des réalités.
Refrain:
Debout, debout, compagnons de misère
L’heure est venue, il faut nous révolter
Que le sang coule, et rougisse la terre
Mais que ce soit pour notre liberté
C’est reculer que d’être stationnaire
On le devient de trop philosopher
Debout, debout, vieux révolutionnaire
Et l’anarchie enfin va triompher
 Empare-toi maintenant de l’usine
Du capital, ne sois plus serviteur
Reprends l'outil, et reprends la machine
Tout est à tous, rien n’est à l’exploiteur
Sans préjugé, suis les lois de nature
Et ne produis que par nécessité
Travail facile, ou besogne très dure
N’ont de valeur qu’en leur utilité
Refrain
On rêve amour au-delà des frontières
On rêve amour aussi de ton côté
On rêve amour dans les nations entières
L’erreur fait place à la réalité
Oui, la patrie est une baliverne
Un sentiment doublé de lâcheté
Ne deviens pas de la viande à caserne
Jeune conscrit, mieux te vaut déserter
Refrain
Tous tes élus fous-les à la potence
Lorsque l’on souffre on doit savoir châtier
Leurs électeurs fouaille-les d’importance
Envers aucun il ne faut de pitié
Eloigne-toi de toute politique
Dans une loi ne vois qu’un châtiment
Car ton bonheur n’est pas problématique
Pour vivre heureux Homme vis librement
Refrain
Quand ta pensée invoque ta confiance
Avec la science il faut te concilier
C’est le savoir qui forge la conscience
L’être ignorant est un irrégulier
Si l’énergie indique un caractère
La discussion en dit la qualité
Entends réponds mais ne sois pas sectaire
Ton avenir est dans la vérité
Refrain
Place pour tous au banquet de la vie
Notre appétit seul peut se limiter
Que pour chacun, la table soit servie
Le ventre plein, l’homme peut discuter
Que la nitro, comme la dynamite
Soient là pendant qu’on discute raison
S’il est besoin, renversons la marmite
Et de nos maux, hâtons la guérison"

Notes:
1.
Un des blessés du Terminus meurt de ses blessures le 12 mars 1894. 
2. Il est admissible à Polytechnique à 16 ans.

Chronologie des attentats anarchistes (cliquez sur l'image pour l'agrandir).
 
 * Sources: 
- John Merriman: " Dynamite Club. L’invention du terrorisme à Paris", Traduit de l’anglais par Emmanuelle Lyasse, Tallandier, 255 pp.
 - Jean Maitron: "Ravachol et les anarchistes", Gallimard, Folio- histoire, 1992.
- Notice biographique consacrée à Charles d'Avray dans le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, « Le Maitron »: "Histoire du Mouvement anarchiste en France".
- Gaetano Manfredonia, « La chanson anarchiste dans la France de la belle époque.Éduquer pour révolter », Revue Française d'Histoire des Idées Politiques 2007/2 (n°26), p. 101-121. 
- Concordance des temps: "La Troisième République et la violence anarchiste: libertés ou sécurité?", avec Jean Garrigues. [podcast]
- François Bouloc: La "propagande par le fait" s'attaque au sommet de l'Etat. [Histoire par l'image]
 
  * Liens: 
- "Les enragés de la dynamite."
- Rebellyon.info: "1892: exécution de Ravachol à Montbrison" / "24 juin 1894 à Lyon: Caserio poignarde Sadi Carnot"
- Deux disques essentiels: "chansons anarchistes" par les Quatre barbus et "pour en finir avec le travail" sur le site vrérévolution.




mercredi 3 janvier 2018

337. A Muscle Shoals, "seul le groove comptait".

La région des Shoals se situe dans le nord-est de l'Alabama, aux confins du Tennessee et du Mississippi. Quatre agglomérations - Florence, Tuscumbia, Sheffield et Muscle Shoals - y furent édifiées le long du Tennessee. La zone reste enclavée tout au long du XIX° siècle, jusqu'à la canalisation de la Tennessee River en 1911. Cinq ans plus tard, un barrage, le Wilson Dam, permet de produire de l'électricité et d'attirer de nouvelles activités (production de nitrates). En 1932, dans le cadre du New Deal, F.D. Roosevelt sélectionne les Shoals pour sa politique de grands travaux pilotée par la Tennessee Valley Authority. Cette dernière y prévoit la construction de 16 nouveaux barrages; autant d'équipements qui attirent dans la décennie suivante de nouvelles industries désireuses de profiter d'une électricité bon marché (textile, aluminium...).
Les Shoals se trouvent en plein coeur de la Bible belt. Le puritanisme ambiant y imposa une législation prohibant la vente d'alcool. Ainsi une loi de 1955 décréta "secs" les comtés de la région (Lauderdale et Colbert). Jusqu'en 1982, cette prohibition locale empêcha l'organisation de concerts live par les clubs et les bars, privant les musiciens du coin de nombreuses scènes potentielles.



D'un point de point musical, la région ne se distingue pas particulièrement, si ce n'est que W.C Handy - le père putatif du blues - et Sam Phillips, le producteur d'Elvis Presley et fondateur de Sun records, en sont tous deux originaires. Comme ailleurs dans le Vieux Sud, blues noir et hillbilly blanche cohabitent.
Au cours des années 1950, le triomphe d'Elvis entraîne le décollage de l'industrie du disque. Grâce à l'essor des radios locales qui diffusent leurs morceaux, de petites maisons de disques indépendantes apparaissent et se multiplient comme des petits pains, même au fin fond de l'Alabama. 
En 1959, Tom Stafford, le fils du principal pharmacien de Florence, s'associe à Billy Sherril et Rick Hall, deux jeunes chanteurs-compositeurs membres des Fairlanes, pour fonder Florence Alabama Music Enterprises à l'acronyme prometteur (FAME). Un petit studio voit le jour au premier étage de l'officine paternelle et devient aussitôt le point de ralliement de tout ce que la région compte de musiciens (le batteur Donnie Fritts, le pianiste Spooner Oldham, mais aussi l'auteur compositeur Dan Penn)...
  Très vite cependant les relations entre les trois associés virent à l'aigre. Rick Hall reproche à Stafford et Sherrill leur manque d'ambition et précipite la rupture. Évincé du studio, Hall ne conserve que la propriété du nom Fame, autant dire rien du tout. A ce propos, Dan Penn se souvient: "Ils [Stafford et Sherill] lui ont laissé le nom Fame, et c'était à peu près tout. Un jour, environ un mois après son départ, j'ai croisé Rick à Florence. Il avait une feuille de papier qui dépassait de sa poche revolver, et je lui ai demandé ce que c'était. Et il m'a répondu: 'C'est la Fame Publishing Company. C'est ma compagnie.' C'est tout ce qui lui restait: un bout de papier. Et il faut respecter un type qui est parti d'un bout de papier pour arriver là où il est arrivé."
Dans l'immédiat, Hall déprime et mène une vie de bâton de chaise, loin des Shoals. Or, l'homme est un battant, il parvient à rebondir quelques mois plus tard. 

Grâce à un coup de pouce financier de son beau-père, et tout en continuant son boulot de vendeur de voitures, Hall loue un vieil entrepôt de tabac en piteux état sur la Wilson Dam highway qu'il transforme en studio. Il y enregistre dans un premier temps des jingles et spots de pub pour des entreprises locales. En 1961, son ancien collaborateur Tom Stafford, lui confie Arthur Alexander , un excellent chanteur qui travaille en tant que groom au Sheffield Hotel. Bien épaulé par la première section rythmique FAME (1), Alexander enregistre "You better move on", un titre puissant qui permet au chanteur d'atteindre la 24ème place du Billboard.
 Grâce aux bénéfices engrangés, Hall peut construire un vrai studio au 603 East Avalon Avenue. Seul maître à bord, il fait tour à tour office d'ingénieur du son, de directeur artistique, d'arrangeur.  En tant que producteur, il façonne un son spécifique qui s'affranchit des clivages culturels traditionnels. Pour fabriquer cette country-soul délicate, Hall s'appuie sur une section rythmique très efficace (2) et sur Jimmy Johnson, un guitariste aussi discret que talentueux. Enfin, les auteurs maisons Dan Penn, Donnie Fritts, Spooner Oldham complètent cette équipe de choc.
 La petite renommée acquise par Hall grâce au hit d'Alexander convainc un manager d'Atlanta, Bill Lowery, d'envoyer à Fame ses poulains: les Tams, Tommy Roe... Ces derniers ne remportent qu'un succès d'estime, mais la renommée du studio grandit. De jeunes chanteurs afro-américains viennent alors y tenter leur chance au moment où Nashville - capitale de la country - leur reste fermée.
Pour l'heure, Hall est aux abois financièrement et décide alors de jouer son va tout. Début 1964,  il se lance avec Dan Penn dans une tournée des stations de radios du Vieux Sud pour convaincre les DJ de diffuser un morceau de Jimmy Hughes intitulé "Steal away". Histoire de se donner toutes les chances possibles, les deux complices accompagnent les 45 tours pressés pour l'occasion de bouteilles de Whisky... 
Distribué par Vee-Jay, le titre est un succès, qui renforce un peu plus la notoriété de FAME. Début 1965, Hall se croit enfin tiré d'affaire. C'est alors que les musiciens du studio, lassés d'être payés avec un lance-pierre, désertent les Shoals pour tenter leur chance à Nashville. En urgence, puisant dans le vivier de musiciens locaux, le producteur monte un nouvel orchestre composé du fidèle Jimmy Johnson, du batteur Roger Hawkins, du bassiste Albert "Jr" Lowe et de Spooner Oldham au clavier. Après des journées de répétition, l'équipe se soude et parvient à trouver une alchimie qui ne tardera pas à faire mouche en studio.  

Aretha Franklin dans le studio Fame.
Dans l'immédiat, Hall retourne aux affaires courantes et auditionne des dizaines d'artistes pour tenter de décrocher le tube susceptible d'assurer définitivement la pérennité de sa petite entreprise. Il décroche enfin la timbale au printemps 1966.
Quin R. Ivy, le DJ d'une radio locale et récent fondateur d'un studio d'enregistrement à Sheffield, découvre la perle rare en la personne de Percy Sledge, un garçon de salle de l'hôpital de Sheffield. Avec les musiciens de Fame, ce dernier vient d'enregistrer pour Ivy une ballade intitulée When a man loves a woman. Ravi du résultat et convaincu qu'il tient là un tube, le producteur vient demander conseil à Hall. Ce dernier contacte alors Jerry Wexler, le vice-président et principal directeur artistique d'Atlantic Records, maison de disque phare en matière de rythm and blues. Dès sa sortie en mars 1966, le morceau devient un succès colossal, un véritable standard qui s'écoulera à 20 millions d'exemplaires!
Fort de ce succès, un partenariat fructueux s'engage entre Atlantic et Hall. En froid avec l'équipe STAX de Memphis avec laquelle il collaborait jusque là, Wexler décide d'envoyer ses poulains à Muscle Shoals: Don Covay (dont le timbre de voix ressemble de façon troublante à celui de Mick Jagger), puis Wilson Pickett en mai 1966. Natif de l'Alabama, ce dernier hésite pourtant à y remettre les pieds, compte tenu du racisme ambiant. (3) L'atmosphère cordiale qui règne dans les studios lèvent rapidement ses craintes. La voix puissante de Pickett, magnifiée par la section rythmique maison, fait merveille sur les 11 titres enregistrés pour l'occasion. Un tube s'en dégage, Land of 1 000 Dances, qui convainc Wexler de la pertinence de son choix.

Définitivement lancée, Muscle Shoals attire désormais le gratin de la musique soul sudiste. Papa don Schroeder, un DJ de Pensacola, y envoie les artistes dont il a la charge. Oscar Toney Jr, Sam McClain, James et Bobby Purify y enregistrent quelques très belles faces. Toujours en 1966, Otis Redding, la vedette de chez STAX, accompagne son protégé Arthur Conley à Muscle Shoals. Il y obtient l'année suivante un succès avec Sweet soul music. En janvier 1967, l'étoile montante de la soul américaine, Aretha Franklin, accompagnée de son mari et de Jerry Wexler, pousse à sont tour les portes de FAME. La puissance émotionnelle que dégage la voix d'Aretha galvanise les musiciens qui excellent sur le premier morceau, I never loved a man. Pourtant, en dépit de cette réussite totale, les esprits s'échauffent rapidement dans le studio. Hall, habitué à tout superviser, supporte mal le dirigisme de Wexler. Rapidement les insultes fusent, provoquant l'annulation de la séance et le départ précipité de la chanteuse.
Wexler ne veut plus mettre les pieds dans les Shoals, mais il a besoin des talentueux musiciens locaux. Qu'à cela ne tienne. Le roué directeur artistique embauche ces derniers pour l'enregistrement d'un album du saxophoniste King Curtis. Une fois la session terminée, Wexler garde tout ce petit monde dans ses studios new yorkais afin d'achever l'enregistrement de l'album d'Aretha Franklin. Hall est furieux d'apprendre que ses hommes ont servi à asseoir  la notoriété de la chanteuse. Au nom d'intérêts bien compris, la collaboration à distance entre Atlantic et Fame se poursuit néanmoins.

L'immense succès remporté par Aretha Frankin avec l'album I never loved a man (sur lequel figure entre autres Respect / Do right woman, do right man) décident d'autres patrons de maisons de disques à envoyer leurs artistes dans l'Alabama. Stan Lewis, patron de Jewel / Paula/ Ronn y mène ses chanteurs soul: Wallace Brothers, Ted Taylor, Toussaint McCall... De même, les frères Chess de Chicago, à la tête d'un des labels de référence dans le domaine du rythm and blues, signent un contrat avec Hall. Le studio accueille alors Laura Lee, la merveilleuse chanteuse louisianaise Irma Thomas, le duo Maurice and Mac, Kip Anderson et surtout Etta James. Lorsqu'elle débarque dans les Shoals avec son caniche sous le bras et un manteau de fourrure (août 1967, donc en plein été!), cette dernière suscite les railleries, en tout cas jusqu'à ce que sa splendide voix ne s'élève. Etta James enregistrera chez FAME une série de morceaux sublimes, dont la merveilleuse ballade I'd rather go blind, portée par des cuivres étincelants.
Le 20 mars 1969, Rick Hall doit de nouveau faire face à une défection brutale de ses musiciens, fatigués de ne percevoir que des miettes du succès de Fame. Décidés à enfin voler de leurs propres ailes, Jimmy Johnson (guitare), Roger Hawkins (batterie) , David Hood (basse) et Barry Beckett (clavier) rachètent un studio de musique country sis au 3614 Jackson Highway à Sheffield. Ce cube de briques insignifiant devient le Muscle Shoals Sound studio, nouvelle usine à tubes (mais c'est une autre histoire).

Hall a de la ressource et réussit sans peine à réunir une nouvelle section rythmique, le Fame Gang, dont il s'assure l'exclusivité des services. (4) Pour compléter son équipe, il recrute une section de cuivres appelée les Muscle Shoals Horns. Enfin, un accord de production et de distribution signé avec Capitol contribue au regain d'activité de FAME records. Dans ces conditions, le succès se maintient grâce à l'enregistrement de pointures soul telles que Spencer Wiggins, Willie Hightower, Bettye Swann ou Candi Staton. Les changements de personnels incessants chez FAME s'avéreront préjudiciable sur le long terme, mais ils permetteront aussi à de nouveaux talents de percer. En 1968, Hall recrute ainsi Duane Allman, un jeune prodige de la guitare (solo d'anthologie sur Hey Jude, la reprise des Beatles que Wilson Pickett enregistre à Muscle Shoals).

Wilson Pickett et Duane Allman
Au début des années 1970, Hall entend diversifier sa ligne éditoriale et n'hésite plus à multiplier les incursions loin de la soul, dans l'univers de la country (Bobbie Gentry), de la variété-pop (Tom Jones, Paul Anka, Osmonds, Eddy Mitchell). (5)  Malade, il doit cependant lever le pied à partir de 1975, en réduisant considérablement son activité.

Une question reste posée: comment expliquer que ce coin paumé du nord de l'Alabama se soit imposé comme une des grandes capitales de la soul sudiste et une véritable usine à tubes entre la fin des années 1960 et le début des années 1970?
Si il n'y a aucun déterminisme géographique dans ce succès, force est de constater qu'un son parfaitement unique a été produit au cours de cette période à Muscle Shoals, un son comparable par son originalité, à ceux de la Motown à Detroit ou de Stax à Memphis.
 Plusieurs éléments d'explication semblent pouvoir être avancés. Soulignons d'abord l'extraordinaire densité de musiciens talentueux dans ce secteur. En dépit de la stricte ségrégation qui règne alors en l'Alabama, les musiques noires exercent une réelle fascination sur les jeunes musiciens blancs locaux (Rick Hall, Dan Penn ou encore Jimmy Johnson). Subjugués par le rythmn and blues qu'ils entendent sur les ondes, ils aspirent à produire une musique s'en approchant.
Les lieux n'ont rien de magique, la qualité de la musique enregistrée à Muscle Shoals tient  avant tout à l'alchimie unique trouvée par les principaux protagonistes du studio Fame : des dizaines de musiciens talentueux (Jimmy Johnson, Duane Allman, Bobby Womack...), des auteurs surdoués (Dan Penn, Spooner Oldham, George Jackson...), des voix exceptionnelles venues chanter dans les micros du studio (Wilson Pickett, Etta James, Candi Staton, Aretha Franklin pour n'en citer que quelques uns) et Rick Hall.
Ce patron a tout du tyran. Il paye ses collaborateurs au lance-pierre, décide de tout, mais il possède aussi une excellente intuition et une oreille très sûre. En dépit de son autoritarisme, sa direction artistique procède d'un processus collégial. Meneur d'homme extrêmement exigeant, il sait, en contrepartie, tirer le meilleur de ses musiciens. Enfin, sa volonté de fer lui a permis de toujours rebondir (comme lors des départs successifs de ses sections rythmiques) et de mener à bien son entreprise.

Pour Jerry Butler, brillant soulman de Chicago, la force du Muscle Shoals sound tient à un principe simple: "Que vous soyez noir ou blanc, si vous étiez du Sud, ces chansons vous parlaient. C'est le pouvoir universel de la musique. Ceux qui entendaient les enregistrements d'Aretha Franklin réalisés à Muscle Shoals n'avaient pas la moindre idée que ses accompagnateurs étaient blancs. Ils s'en fichaient. L'important était la grâce divine. ça n'avait rien à voir avec la couleur de peau. Seul le groove comptait."

Notes:
1. David Briggs au piano, Jerry Carigan batterie, Terry Thompson et Peanut Montgomery à la guitare
2. Jerry Carrigan, Norbert Putnam, David Briggs, Terry Thompson.

3. Sam McClain rapporte par exemple: "Dieu sait que Muscle Shoals et Florence sont des nids de rednecks, mais ce n'était pas le cas en studio. En revanche, il suffisait de sortir du studio et d'aller chercher à manger pour s'apercevoir que dehors, c'était une autre histoire."
4. Les guitaristes Travis Wammack, Junior Lowe, le batteur Freeman Brown, le bassiste Jesse Boyce, le claviériste Clayton Ivez, tous placé sous la direction de l'arrangeur Mickey Buckins.

5. Ce groupe composé de 5 frères d'une famille mormone de l'Utah connaissent un succès inouï. Une Osmondmania gagne ainsi les Etats-Unis au début des années 1970. 

Sources:
- Sebastian Danchin: "Muscle Shoals. Capitale secrète du rock et de la soul", les cahiers du rock, Ed. autour du livre, 2007.
- Sebastian Danchin, "Encyclopédie du rhythm & blues et de la soul", Fayard, Paris, 2002.
- Peter Guralnick, "Sweet soul music, rhythm & blues et rêve sudiste de liberté", Allia, Paris, 2004
- Michka Assayas: "Dictionnaire du rock", t.2 de M à Z, coll° Bouquin, Robert Laffont, 2003.
- Soul made in Muscle Shoals.
 

 Discographie:
 Les enregistrements réalisés dans le studio FAME ont fait l'objet ces dernières années de somptueuses rééditions. Le label Kent a sorti récemment des disques consacrés à Jimmy Hughes, Spencer Wiggins, George Jackson et Candi Staton. Le volume réservée à cette chanteuse formée à l'école du gospel est de toute beauté. Elle y excelle sur toutes les faces gravées, en particulier les ballades lentes.
Enfin, le coffret The Fame Studios story 1931-1973 résume en 75 morceaux les plus belles années du label. Le copieux livret en retrace les grandes heures.