mercredi 24 mai 2017

326. Michel Delpech: "Inventaire 66" (1966)

France. 1966. Fraîchement réélu, le général de Gaulle entame sa huitième année de règne. Sur le plan international, le président entend mener une "politique de grandeur" visant à restaurer la puissance de la France en affirmant son indépendance à l'égard des États-Unis (retrait du commandement intégré de l'OTAN). Dans le contexte favorable des "Trente Glorieuses", le pays connaît une croissance économique soutenue et le plein emploi. Sur le plan sociétal, la France est affectée par de profondes mutations (culturelles, démographiques...). Les manières de consommer, s'habiller, se divertir ... changent profondément, mais pas la façon de gouverner. Plus que jamais, le pouvoir gaulliste en place semble confit dans un autoritarisme suranné. 


C'est dans ce contexte que Michel Delpech enregistre Inventaire 66. Depuis l'année précédente, le chanteur s'est imposé en tant que faiseur de tubes avec "Chez Laurette". Grâce à sa faculté à sentir l'air de temps et à se transformer en "journaliste de l'instant", la décennie à venir en fera l'un des chanteurs les plus populaires de l'hexagone. Dans un entretien, Delpech revient sur la genèse de cet inventaire à la Prévert de l'année 1966:
 "J'ai pris ce qui faisait l'actualité, ce qui était à la mode, dans l'air du temps, quoi. J'ai assemblé les pièces du puzzle, j'ai ajouté la phrase:'Et toujours le même président', qui résumait ce que pensaient les jeunes après l'échec de Mitterrand face à de Gaulle. Je me suis beaucoup amusé à écrire cette chanson, ça venait tout seul, un jeu."
Dès sa sortie, le titre remporte un franc succès; cent mille disques s'écoulent dans les semaines qui suivent sa sortie. 
Dans les deux couplets de sa chanson, Michel Delpech égrène la succession des événements de l'année 1966, il est grand temps de s'y plonger.

Mary Quant arbore une mini jupe en 1966. [By Jac. de Nijs / Anefo [CC BY-SA 3.0 nl (http://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0/nl/deed.en)], via Wikimedia Commons]


Une minijupe, deux bottes Courrèges /
 un bidonville et deux Mireille /
 une nouvelle Piaf, un p'tit oiseau de toutes les couleurs / 
une nouvelle Darc qui brûle les planches /
 une religieuse, un Cacharel / 
des cheveux longs, des idées courtes / 
un vieux Paris, un Paris 2 / 
des paravents à l'Odéon, un Palmarès de la Chanson / 
et toujours le même Président

"Une minijupe, deux bottes Courrèges"
En 1962, la mini jupe créée par Mary Quant offre enfin une liberté de mouvement aux femmes, tout en répondant aux aspirations émancipatrices d'une nouvelle jeunesse tournant le dos au vieux monde. En dépit des résistances, la mini jupe connaît un succès colossal. En France, les bottes blanches en PVC associées aux robes trapèzes ou minijupes de chez Courrèges remportent les suffrages des élégantes. 

"Un bidonville"
Dans une France prospère, les exclus de la croissance ne manque pas. Les mesures gouvernementales de construction de logements ne permettent pas d'éradiquer le phénomène du mal logement; des poches d'extrême pauvreté subsistent dans le pays, à l'instar des bidonvilles. Dans celui de "La Folie" à Nanterre s'entassent 10 000 laissés pour compte.    

Mireille Mathieu en concert à Hambourg en 1971. [By Heinrich Klaffs (Mireille Matthieu 1509710008) [CC BY-SA 2.0 (http://creativecommons.org/licenses/by-sa/2.0)], via Wikimedia Commons]


"deux Mireille, une nouvelle Piaf" /
 "une nouvelle Darc qui brûle les planches"
En 1966, il fait bon s'appeler Mireille comme le prouvent les triomphes de Mireille ... Matthieu et de Mireille ... Darc. Fille de maçon et aînée d'une famille de 14 enfants, la première explose à 19 ans avec Mon Credo, un morceau qui fleure bon la naphtaline tant il singe le chant de "la môme" Piaf, morte et enterrée depuis déjà 3 ans. La seconde triomphe au cinéma dans "Du rififi à Paname" de Denys de la Patellière et "Ne nous fâchons pas" de Georges Lautner.(1)

"une religieuse" 
En 1966, "La Religieuse", puissante charge de Diderot contre l'enfermement des jeunes filles dans les couvents, fait l'objet d'une adaptation cinématographique signée Jacques Rivette. Associations religieuses, parents d'élèves de l'enseignement privé voient rouge et obtiennent l'interdiction du film! Furieux, Godard, qui avait adapté en 1963 la Religieuse au théâtre, prend à parti Malraux qu'il traite de "ministre de la Kultur". Le film obtient finalement un visa d'exploitation en 1967, mais assorti d'une interdiction au moins de 18 ans. Loin des effets attendus, les visées inquisitoriales des bigots assurent au contraire une formidable publicité au film. Le succès est au rendez-vous et relance même par ricochet les ventes du roman!

"un Cacharel" 
La maison Cacharel détourne le crépon pour en faire un chemisier. En 1966, le mannequin Nicole de Lamargé en arbore un, de couleur rose, en une de Elle. C'est le début d'un grand succès, confirmé lorsque Brigitte Bardot prend l'habitude de nouer le sien sous la poitrine.

Le "p'tit oiseau de toutes les couleurs" mentionné par Delpech se réfère à une chanson un peu oublié de Gilbert Bécaud, sans doute car elle ne casse pas trois pattes à un canard...

"Des cheveux longs, des idées courtes
L'année 1966 est aussi celle du duel Johnny Hallyday - Antoine. Dans ses "Élucubrations", Antoine propose de mettre en cage "l'idole des Jeunes" à Médrano. Vexé, et n'ayant sans doute pas perçu l'ironie, Johnny réplique avec "Cheveux longs et idées courtes".
Les deux chanteurs finissent toutefois par se rabibocher et Johnny se laisse finalement  pousser les cheveux...
Le contentieux entre les deux hommes n'était pourtant pas terminé et la guéguerre a repris de plus belles ces dernières années, par réclames interposées. Quand l'un n'en a que pour "Atoll, les opticiens", l'autre se prononce, toutes cordes vocales dehors, en faveur d'"Optic deux milleeeeeuuuuuuuu".


"Un vieux Paris, un Paris deux"
En 1966, dans l'Ouest parisien, sur la commune du Chesnay, un chantier gigantesque permet la construction d'un immense centre commercial associant grandes surfaces, boutiques et cinémas sur trois niveaux. En toute modestie, les promoteurs envisagent d'appeler le nouveau temple de la consommation Paris 2. Sous la pression des élus de Paris, ils devront toutefois se contenter de Parly 2, contraction de Paris et Marly. Le centre commercial ouvrira ses portes finalement en 1969. 

"des paravents à l'Odéon"
Le théâtre de l'Odéon accueille sur ses planches en 1966 Les Paravents, pièce de Jean Genet sur une mise en scène de Roger Blin. La pièce, qui a pour cadre la guerre d'indépendance algérienne, est une violente critique du colonialisme et de ses corollaires, la violence et le racisme. Les partisans de l'Algérie françaises investissent bientôt le théâtre, molestent les acteurs et réclament en vain l'interdiction de la pièce.  

"un Palmarès de la Chanson"
Le Palmarès de la chanson est le nom d'une célèbre émission de télévision diffusée de 1965 à 1968. Passage obligée de toute vedette en devenir (donc Delpech lui-même), elle est animée par Guy Lux.

Une guerre au Vietnam, un mariage en Hollande
Pour bientôt un p'ti Smet et la mort d'un poète
Caméra sur la Lune, un drugstore Opéra
Des ch'mises à fleurs, un étrangleur
Une bombe dans la mer, opération "Tonnerre"
Juanita Banana, un four à l'opéra
"Un homme et une femme" au festival de cannes
Un Tabarin en moins, un Paladium en bus
Et toujours le même président

Bombing in Vietnam. [By Lt.Col. Cecil J. Poss, USAF, in a McDonnell RF-101C Voodoo of the 20th Tactical Reconnaissance Squadron. [Public domain], via Wikimedia Commons]







"Une guerre au Vietnam"
Les Etats-Unis envoient au Vietnam leurs premières troupes au sol en 1965. Un an plus tard, le pays est en pleine escalade. Le conflit, envisagé comme périphérique et limité, se transforme pour les Américains en un bourbier inextricable suscitant une réprobation quasi générale  dans le monde et la zizanie au sein de la société américaine.

"un mariage en Hollande"
En 1962, Béatrix Wilhelmina Armagaard d'Orange Nassau, princesse héritière de la couronne des Pays Bas et Klaus Von Armsberg, petit noble allemand, entament une relation amoureuse loin des caméras. 
Les paparazzi finissent cependant par découvrir l'idylle ce qui précipite le mariage en 1966. Ancien membre de la jeunesse hitlérienne ayant servi dans la Wehrmacht, l'heureux élu n'a guère la cote dans un pays traumatisé par l'occupation allemande. Le 10 mars 1966, le cortège nuptial est d'ailleurs sévèrement chahuté par les provos qui jettent des bombes fumigènes au passage des tourtereaux.

 "Pour bientôt un p'tit Smet et la mort d'un poète
A force de se croiser sur les plateaux, Sylvie Vartan et Johnny Hallyday tombent sous le charme l'un de l'autre et convolent en juste noce en 1965. De cette union naît David, le 14 août 1966. Un mois plus tard disparaît André Breton, poète, écrivain et théoricien du surréalisme.

"Caméra sur la lune" 
 En pleine Guerre Froide, les Etats-Unis et l'URSS se lancent dans la conquête spatiale. Depuis le Spoutnik en 1957, les Soviétiques devancent systématiquement leurs rivaux dans la course aux étoiles. Le premier vol habité (la chienne  Laika), c'est eux, le premier homme dans l'espace vol (Youri Gagarine), c'est encore eux,  le premier alunissage d'un engin sur la lune en 1966, c'est toujours eux... La caméra embarquée envoie vers la terre les premières images du sol lunaire. 

"un drugstore Opéra"
En mai 1966 est inauguré, boulevard des Italiens à Paris, le drugstore Opéra. Inspiré d'un modèle américain, ce nouveau temple de la consommation tient de la librairie, de l'épicerie fine, du disquaire, du magasin de jouets... Le magasin ne désemplit pas et accueille les clients jusqu'à une heure avancée de la nuit.

"des ch'mises à fleurs, un étrangleur"
En cette année 1966, les chemises à fleur intègrent la garde-robe de ceux qu'on appellera bientôt les hippies. « Si je porte des chemises à fleurs / C'est que je suis en avance de deux ou trois longueurs », lâche d'ailleurs Antoine dans ses Elucubrations

L'"étrangleur", c'est Lucien Léger, un infirmier de 27 ans qui reconnaît devant les assises en mai 1966 avoir tué le petit Luc Taron deux ans plus tôt. Pendant quarante jours, le triste sire nargue les 40 policiers à ses trousses en distillant des messages anonymes. Il se décrit comme "la graine qui pousse dans le printemps des monstres", dans l'un d'entre eux. Condamné à la réclusion criminelle à perpétuité, Léger passera 41 ans derrière les barreaux. 

"une bombe dans la mer"
Le 17 janvier 1966, un B-52 américain transportant 4 bombes H percute en plein vol un avion ravitailleur. 3 bombes tombent à proximité du petit village andalou de Palomares. Deux explosent, dispersant 4,5 kg de plutonium sur 250 hectares. Une quatrième bombe tombe en mer Méditerranée et ne sera récupérée, intacte, que 2 mois et demi plus tard. L'accident relance la psychose d'un cataclysme nucléaire. 

Tom Jones chante Thunderball dans le dernier le dernier
James Bond "Operation Tonnerre". Label: Decca 457.096 medium.

"Opération Tonnerre"
L'"opération 'Tonnerre'" est le nom du quatrième épisode des aventures de James Bond version Connery.
"Juanita Banana"
"Juanita Banana", c'est bien sûr le nom de la reprise par Henri Salvador d'un titre des Peels. Alors, oui, les mélomanes resteront sans doute sur leur faim, mais le scopitone vaut le coup d’œil et on peut rien reprocher à l'auteur de Syracuse?

 " 'un homme et une femme' au festival de Cannes"
Claude Lelouch met en scène Anouk Aimé et Jean Louis Trintignant dans Un homme et une femme remporte la palme d'or au festival de Cannes 1966. Le film raconte l'histoire d'amour de deux veufs inconsolables qui se rencontrent, se croisent, puis finissent par s'aimer sur fond de "Da ba da ba da, ba da ba da ba".
  
"un Tabarin en moins, un Paladium en bus" 
En 1966, discothèques et boîtes de nuit supplantent les antiques cabarets. L'année est marquée par la destruction du Tabarin, une des gargotes les plus courues de la capitale de 1904 à 1953. Désormais , la jeunesse parisienne danse le "jerk au [Bus] Palladium", ouvert l'année précédente à Pigalle. 

"Et toujours le même président

Charles de Gaulle. [Bundesarchiv, 
B 145 Bild-F010324-0002 / Steiner, Egon /
 CC-BY-SA 3.0 [CC BY-SA 3.0 de 
(http://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0/de/deed.en)],
 via Wikimedia Commons]



En contraste avec la succession d'évènements dont nous venons d'achever l'inventaire, revient avec insistance le leitmotiv "et toujours le même Président". Delpech se fait ici l'interprète d'une partie de la population qui supporte de plus en plus difficilement le mode de gouvernement jugé autoritaire du président. En 1966, d'aucuns espèrent que les mutations économiques et sociales s'accompagnent d'un renouveau politique. Or, pour les jeunes générations, de Gaulle évoque moins le héros de la France Libre que le père fouettard, autoritaire et imbus de sa personne dont les conceptions et les normes se situent aux antipodes de leurs aspirations émancipatrices
L'avènement de la société de consommation et l'essor des cultures de masse a en effet profondément modifié les comportements et les pratiques des Français; une partie d'entre eux, notamment les jeunes, se sent ainsi en complet décalage avec les normes de la vieille morale de papa et d'une France gaullienne corsetée et vieillissante. Les jeunes générations, dont les rangs se sont étoffés à la faveur du baby-boom, ont désormais pleinement conscience du fossé les séparant des générations précédentes

Il y a eu tout ça /
 et puis malgré tout ça / 
quand je t'ai rencontrée /
 il y a eu autre chose / 
et tu as peint pour moi / 
cette année tout en rose /
 toi, oui, toi /
Mon p'tit raton laveur.

Dans le refrain romantique, le chanteur ajoute sa touche personnelle. Son "petit raton laveur" n'est autre que  Chantal Simon, qu'il vient d'épouser à Paris et avec laquelle il emménage porte de Versailles. Fort du succès obtenu, Michel Delpech entre dans l'écurie Barclay en 1966.

C°: Pour terminez cet inventaire, citons notre excellent collègue J.-P. Trescol (voir sources) qui consacra un billet à au titre de Delpech. "La recette est simple: choisissez une année [...] et allez y pêcher les faits manquants de quelque nature qu'ils soient, mêlez y votre vie personnelle et procédez comme un collage sur un grand poster [...]." Sans doute une piste intéressante à creuser avec les élèves.
Nous nous sommes prêtés à l'exercice. Oh toi lecteur attentif et indulgent, sauras-tu trouver l'année de naissance de ton serviteur? Si, oui, indique ta réponse en commentaire  et propose ton énigme. (2)
Tatooine en bordure extérieure,
Beaubourg au centre
Comme un oiseau, le King s'en est allé
Terreur rouge sur Adis
La Corrèze à Paris
La conscience noire n'est plus
Une épingle à nourrice pour un Kid orphelin.     

Sources:
- Pascal Louvrier: "Michel Delpech - C'était chouette", 2016.
- Michaël Rolland: "Les années 68 en France, la bande son de la révolte. Les chansons, entre transferts culturels et spécificités nationales.", in Dissidences N° 10, Musiques et Révolutions XIX°,XX°, XXI°, novembre 2011.
- Jean-Pierre Trescol: "Inventaire 66", la chanson de la semaine du Vincent d'Indy à Privas.
- Antoine:"Soudain je me suis rendu compte que mes cheveux avaient poussé", in "Schnock n°20. La revue des vieux de 27 à 87 ans", août 2016.

Notes:
1. A moins que cette deuxième Mireille ne soit la chanteuse à la tête du petit conservatoire de la chanson.
2. Dans l'inventaire, un mystère persiste: le "four à l'Opéra". Si un de nos malicieux lecteurs a la solution, qu'il n'hésite pas à éclairer notre lanterne en commentaire.


Liens: 
- 1966: La jeunesse se met à élucubrer.
http://musique.rfi.fr/musique/20080516-mai-68-chanter-revolte



jeudi 18 mai 2017

325. Johnny Cash: "Ned Kelly" (1971)

Figure mythique de l'histoire australienne, Ned Kelly est le plus célèbre des bushranger. Au début du XIX ème siècle, ces hors-la-loi détroussaient les voyageurs en quête de butin; une fois leur larcin commis, ils tâchaient de disparaître dans le bush et d'y survivre. A partir du milieu du siècle, une fois des gisements d'or découverts, les bandits de brousse s'attaquent en priorité aux diligences et aux banques. Ned Kelly, le plus célèbre d'entre eux, parvint à s'attirer les faveurs du petit peuple, au point de devenir le héros australien le plus mis en scène. 

Photographie de Ned Kelly prise la veille de son exécution, le 10 novembre 1880.
[By Charles Nettleton [Public domain], via Wikimedia Commons]



Dans l'Australie du milieu du XIXème siècle, quelques très grands propriétaires terriens contrôlent d'immenses domaines sur lesquels s'épuisent de modestes familles de fermiers. Pour imposer leur système d'exploitation foncière, les latifundiaires s'appuient sur les forces de l'ordre dont les agents multiplient les exactions à l'encontre des paysans récalcitrants
John Kelly - le père de Ned - l'apprit à ses dépens. Comme près de 50 000 autres Irlandais bannis à l'autre bout du monde, il fut déporté et emprisonné en Tasmanie pour le vol de deux cochons en 1841. Libéré après 7 ans de bagne, il est employé dans la colonie du Victoria sur la ferme d'un immigrant irlandais dont il épouse bientôt la fille. De cette union naîtront 8 enfants dont Edward Kelly, dit Ned, en 1854 ou 1855.
A plusieurs reprises, la famille Kelly se voit reprocher des vols de bétail ou de chevaux. Une querelle de voisinage à propos de l'appartenance d'un veau entraîne même une nouvelle condamnation pour le père de famille. John Kelly doit s'acquitter de 25 livres d'amende ou purger une peine de 6 mois de travaux forcés. Sans le sou, il décède au bagne peu après. L'évènement marque fortement son fils Ned, alors âgé de 11 ans.

Le harcèlement policier dont la famille Kelly est l'objet alimente la colère du garçon.  (1) A 14 ans, Ned est inculpé d'agression et vol à l'encontre d'un travailleur chinois. Emprisonné 10 jours, il sera finalement disculpé. Mais la police le considère désormais comme un bushranger à surveiller de très près. En 1871, il écope de trois ans de prison pour le recel d'un cheval volé. 
Son destin bascule véritablement le 15 avril 1878, lorsqu'un policier affirme avoir été agressé par Ned, son frère Dan, et deux de leurs amis. L'accusation portée par le dénommé Alexander Fitzpatrick apparaît très suspecte, mais, compte tenu de leurs antécédents judiciaires, et convaincus de ne pouvoir faire valoir leur point de vue, les deux frères se cachent et tentent d'échapper aux policiers lancés à leurs trousses. (2) Rattrapés à Stringybark Creek, les deux hors-la-loi abattent trois policiers. La tuerie fait de Ned Kelly l'ennemi public numéro un. Par le Felons Apprehension Act, le Parlement de Victoria autorise quiconque à éliminer les deux bandits de grand chemin. 
N'ayant plus rien à perdre, le gang des Kelly multiplie les attaques de banques avec prise d'otages. Les bandits dérobent pour leur compte personnel et incendient au passage les papiers des prêts hypothécaires contractés par les fermiers auprès des établissements bancaires. Cette dernière action contribue à la popularité de Ned Kelly, considéré désormais par ses admirateurs comme un protecteur des pauvres face aux puissants. Entre deux attaques, le bushranger rédige sa version des faits dans sa lettre de Jerilderie. L'outlaw y accuse le gouverneur de Victoria de harcèlement à l'encontre de sa famille et des colons irlandais en général. Il y écrit notamment: "Je suis le fils d'une veuve mis hors la loi et mes ordres doivent être obéis."
De plus en plus inquiètes et face à ce qu'elles considèrent comme une fuite en avant, les autorités proposent 8000 £ pour capturer le fauteur de trouble et sa bande.

By Australian News and Information Bureau [Public domain], via Wikimedia Commons]


Le 27 juin 1880, le gang s'installe dans une auberge de Glenrowan dans laquelle il séquestre pas moins de 70 personnes. La bourgade se trouve sur une ligne de chemin de fer. Informés du passage d'un train transportant un détachement de police, les bandits sabotent les rails. Le déraillement échoue car un des otages libérés (l'instituteur Tom Curnow) est parvenu à prévenir les autorités. La police encercle le repère du gang Kelly. Tous les ravisseurs sont tués à l'exception de Ned Kelly. Protégé par une incroyable armure fabriquée à partir de socs de charrues de près de 44 kg, ce dernier est néanmoins touché aux jambes, neutralisé, arrêté, puis emprisonné. Jugé, le bandit est reconnu coupable et condamné à mort. En dépit des pétitions (32 000 signatures recueillies) réclamant sa grâce, Ned Kelly est pendu le 11 novembre 1880. "Ainsi va la vie."Telles sont les dernières paroles que la légende lui prête.

La culture populaire de la jeune nation s'empare aussitôt du personnage. L'épopée du bushranger, la succession de ses aventures et son cran fascinent. Meurtrier sans foi ni loi pour certains, il est considéré par les autres comme un authentique héros populaire, incarnation de la résistance des plus pauvres aux injustices de la classe dirigeante britannique. Ses partisans ne voient pas en Kelly un assassin, mais un bandit au grand cœur qui s'attaque aux banques et brûle les traces des prêts hypothécaires contractés par les familles paysannes criblées de dettes.
Kelly doit aussi sa popularité à l'émergence des premiers médias de masse. Les journaux dépeignent avec complaisance l'épopée des bandits, tandis que les clichés du bushranger fascinent. L'un d'entre eux, pris la veille de son exécution contribue fortement à la légende.

La célèbre armure en fer est l'un des trésors de la bibliothèque nationale du Victoria.
[By Chensiyuan (Chensiyuan) [GFDL (http://www.gnu.org/copyleft/fdl.html) or CC BY-SA 4.0-3.0-2.5-2.0-1.0 (http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0-3.0-2.5-2.0-1.0)], via Wikimedia Commons

L'image culturelle du bandit est un révélateur de nos sociétés contemporaines qui y projettent leurs représentations. Pour certains contemporains, Kelly porte en lui un idéal de justice (certes très contestable à l'examen des faits) et de liberté. Ned est un homme du bush, lieu mythique aux frontières changeantes, symbolique d'une Australianité à défendre. Enfin, "il incarne, à sa façon, un certain âge d'or de l'individualisme 'australien' face à l'autorité britannique." (cf: H. Meunier)
Dans son essai consacré au banditisme social, Eric Hobsbawm note: "Le mythe du bandit est également compréhensible dans les pays hautement urbanisés, mais qui possèdent encore quelques espaces vides, des « terres vierges » ou un « Ouest », qui leur rappellent un passé héroïque, parfois imaginaire, donnent à la nostalgie un champ sur lequel elle peut s’exercer concrètement, symbolisent la pureté perdue et représentent un territoire indien spirituel, vers lequel l’homme peut imaginer que, tel Ruck Finn, il « décampe » quand les contraintes de la civilisation deviennent trop lourdes. Là Ned Kelly, hors-la-loi et coureur des bois, continue d’errer, tel que l’a peint l’Australien Sidney Nolan, fantomatique, tragique, menaçant et fragile dans son armure bricolée, traversant sans arrêt la campagne australienne brûlée par le soleil, attendant la mort."

Ned Kelly est le héros australien le plus mis en scène, que ce soit au cinéma, au théâtre, dans la peinture, la littérature ou la chanson.
- En 1906, soit 26 ans seulement après sa mort, le bushranger s'impose comme le héros d'un des tous premiers longs métrages de l'histoire du cinéma: The story of the Kelly gang du réalisateur Charles Tait. En 1970, Mick Jagger incarne à son tour le personnage  dans un film de Tony Richardson. 
- Le peintre Sidney Nolan consacre également plusieurs toiles au bandit.
- En 2001, l'écrivain Peter Carey remporte l'adhésion de la critique avec La Véritable Histoire du clan Kelly. 

Ned Kelly sur un mur de Melbourne en 2005.
 [By No machine-readable author provided. Mostlyharmless assumed (based on copyright claims). [Public domain], via Wikimedia Commons]


Plusieurs rebondissements récents sont venus entretenir le souvenir de l'épopée de Ned Kelly
:
-  En 2009, les restes du bandit sont découverts dans une fosse commune et authentifiés grâce à une comparaison ADN avec un arrière-petit-neveu. Sa tombe reste toutefois anonyme afin d'éviter qu'elle ne devienne un lieu de pèlerinage.
- Le 9 octobre 2013, la bibliothèque de l’État de Victoria expose une lettre adressée à sa famille par un immigré écossais du nom de Donald Sutherland. Témoin de l'arrestation, le jeune homme dresse la description suivante du hors-la-loi: "Ned ne ressemble pas du tout à un meurtrier ou un bushranger. C'est un homme très robuste d'environ 27 ans, avec une barbe et des cheveux bruns, un visage et des yeux doux, la bouche étant le seul élément mauvais de son visage". Pour le jeune employé de banque,les membres du gang Kelly sont "des desperados qui m'ont causé tant de cauchemars et de nuits sans sommeil". "La police a eu l'impression qu'il était le Malin en voyant les balles glisser sur lui tels de simples grêlons." "Ils tiraient dans sa direction à dix yards (9 mètres) de distance dans la lumière sale du petit matin, sans le moindre effet", poursuit-il. Une fois touché, Kelly aurait lancé: "Je suis foutu, je suis foutu".  

La chanson que Johnny Cash consacre à Ned Kelly figure sur l'album Man in Black. Nous sommes en 1971, Cash est depuis la fin des années 1950 une grandes figures de la musique country, mais une figure atypique. Au cours de la décennie précédente, "l'homme en noir" a en effet consacré plusieurs morceaux et albums aux laissés pour compte. Ride this train (1960) fait la chronique de la traversée en train de l'Amérique par un vagabond; Blood, Sweat and Tears (1963) est un hommage à la classe ouvrière américaine; Bitter Tears traite de la condition des Indiens d'Amérique. Le choix de Kelly ne surprend donc pas.  
 




Notes:
1.  Sur les 18 charges portées contre les membres de la famille, la moitié seulement débouchent sur un verdict de culpabilité.
2. L'homme sera d'ailleurs exclu de la police peu après.

Je réclame la plus grande indulgence pour la tentative de traduction ci-dessous, qui ne demande qu'à être améliorée par les lecteurs bienveillants (avec une suggestion en commentaire).


Johnny Cash : « Ned Kelly » Johnny Cash : « Ned Kelly »
In Australia a bandit or an outlaw was called a bushranger
One of Australia's most infamous bushrangers was a man named Ned Kelly



*


Ned Kelly was a wild young bushranger
Out of Victoria he rode with his brother Dan
He loved his people and he loved his freedom
And he loved to ride the wide open land



*

Ned Kelly was a victim of the changes
That came when his land was a sprout and seed
And the wrongs he did were multiplied in legend
With young Australia growing like a weed






Ned Kelly took the blame
Ned Kelly won the fame
Ned Kelly brought the shame
And then Ned Kelly hanged


*
Well he hide out in the bush and in the forest
And he loved to hear the wind blow in the trees
While the men behind the badge were coming for him
Ned said « they'll never bring me to my knees »


*
But everything was changed and run in cycles
And Ned knew that his day was at an end
He made a suit of armour out of ploughshares
But Ned was brought down by the trooper's men


 *
Ned Kelly took the blame
Ned Kelly won the fame
Ned Kelly brought the shame
And then Ned Kelly hanged
En Australie, un bandit ou un hors-la-loi est appelé un bushranger
L'un des plus célèbres d'entre eux s'appelait Ned Kelly


*

Ned Kelly était un jeune bushranger farouche
Il arpenta le Victoria avec son frère Dan
Il aimait son peuple, sa liberté
et il aimait parcourir le vaste monde


*


Ned Kelly a été victime des changements
qui intervinrent quand sa terre était en germination ?
et les erreurs qu'il commit ont été transformées en légende
dans cette jeune Australie poussant comme
du chiendent


*
Ned Kelly a pris un blâme
Ned Kelly a gagné la célébrité
Ned Kelly s'est tapé la honte
et finalement Ned Kelly a été pendu

*
Hé bien, il se cachait dans la brousse et la forêt
et il aimait entendre le vent souffler dans les arbres
pendant que les hommes à l'insigne venaient le chercher
Ned déclara : « ils ne me mettront jamais à genoux »

*
Mais tout a changé et la roue tourne
Ned savait que ses jours lui étaient comptés
Il fabriqua une armure de socs
Mais il a été emmené par les hommes de la cavalerie




*
Ned Kelly a pris le blâme
Ned Kelly a gagné la célébrité
Ned Kelly s'est tapé la honte
et finalement Ned Kelly a été pendu

 Sources:
- Huguette Meunier:"Ned Kelly. L'autre Robin des bois", in Les collections de l'Histoire n°66: "Naissance d'une nation. L'Australie. Des Aborigènes aux soldats de l'Anzac", janvier-mars 2015.
- Eric Hobsbawm:"Les bandits", Zones. [à lire en ligne ici]
- Marie-Morgane Le Moël: "Dictionnaire insolite de l'Australie", Cosmopole, 2013.
- "Ned Kelly" [australia.gov.au]

Liens: 
Quelques autres figures du banditisme social ou pas abordés par l'histgeobox: les Apaches, Mandrin, Lampião