vendredi 2 janvier 2015

291: "Beans, bacon and gravy."

Le krach de Wall Street, le 24 octobre 1929,  plonge les Etats-Unis, puis l'ensemble des pays industrialisés, dans une crise aux conséquences économiques et sociales profondes.
Alors que le pays comptait 3 millions de chômeurs en 1930, ils sont cinq fois plus nombreux trois en plus tard. La misère et la faim deviennent le lot quotidien d'une société qui se vantait pourtant d'offrir abondance et prospérité à tous ceux qui s'en donnaient la peine. Certes, même au cours des "années de prospérité", la pauvreté frappait déjà une frange non négligeable de la société américaine, mais avec le krach, elle affecte désormais une majorité de la population. (1)
"Le grand drame social des années 1930, le plus nouveau par son caractère massif et son évolution irrépressible, c'est le chômage." (ch: Heffer) Au cours des roaring twenties, il concerne quelques secteurs d'emplois limités où la machine tend à remplacer la main d’œuvre à l'instar de l'industrie textile. Le black tuesday provoque la faillite de nombreuses entreprises et les licenciements massifs. Entre avril 1930 et janvier 1931, le chômage total double, quand le chômage partiel quintuple.  

Cette très célèbre photo de Margaret Bourke-White traduit les souffrances des Américains confrontés à la crise. Le cliché symbolise la détresse des plus démunis - la communauté noire de Louisville -, premières victimes des catastrophiques inondations de l'Ohio en 1937. Le slogan de l'affiche derrière eux est le suivant:"le mode de vie américain, c'est le meilleur."


Le libéralisme exacerbé prôné par le président américain Herbert Hoover ne contribue qu'à enfoncer un peu plus le pays dans la dépression. Pour lui, il n'est pas question de faire intervenir le gouvernement fédéral dans l'économie, encore mois question d'aider les individus en difficultés, mais seulement les entreprises. Il ne faut surtout pas modifier les structures de l'économie, tout en préservant à tout prix l'équilibre budgétaire. Selon lui, la situation se rétablira d'elle même. Le président refuse donc de parler de dépression et multiplie les déclarations rassurantes. Il enjoint ses compatriotes d'acheter '"maintenant, [car] la prospérité nous attend au tournant.
Pourtant, en dépit de ces propos lénifiants, une question cruciale se pose: l'Amérique en fait-elle suffisamment pour secourir les soutiers de son ancienne gloire, toutes ses petites mains qui permirent aux usines de tourner, aux objets made in USA de s'imposer sur l'ensemble de la planète? Assurément non.

La tradition individualiste profondément ancrée dans les mentalités américaines d'alors considère la pauvreté comme la conséquence d'une disposition naturelle à la paresse. La presse et de nombreux patrons (notamment Ford) conseillent de ne pas donner aux chômeurs ce qui, selon eux, contribuerait un peu plus à leur déchéance. Bien que parfaitement insupportable, ce discours moralisateur fondé sur les vertus de la souffrance n'en imprègne pas moins profondément les mentalités; contribuant longtemps à détourner les travailleurs des formes d'assistances publiques dont ils pouvaient pourtant légitimement jouir. D'ailleurs, comme le constate Jean Heffer, "jusqu'au New Deal, [l'assistance a] toujours été distribuée au compte-gouttes et avec de nombreuses humiliations et vexations, afin de détourner le plus possible les indigents d'y avoir recours."
De fait, les chômeurs ne se tournent vers la charité publique qu'en dernière extrémité, après avoir vécu d'expédients aussi longtemps que possible. Les solutions de recours restent très rares, si bien que la grande masse des nécessiteux ne peut prétendre à aucune protection sociale. D'une part, le chômage n'est que très rarement indemnisé, et très mal. D'autre part, l'essor du crédit et le recours à l'endettement qu'encouragent dans les années 1920 la société de consommation, privent d'épargne de précaution la plupart des salariés aux revenus modestes. Enfin, victimes de leur fièvre spéculatrice, de nombreuses compagnies d'assurances disparaissent, en laissant leurs souscripteurs totalement démunis.



Face au nombre colossal de personnes à aider, les organismes de secours sont de toute façon impuissants. En 1933, le chômage touche par exemple la moitié de la population de Chicago et de Detroit. (2) Pour tous, cette expérience du chômage de masse constitue un traumatisme aux lourdes conséquences économiques, psychologiques et physiques.  Les conséquences directes du chômage sur la santé s'avèrent en effet redoutables. Comme le dit l'adage:"Faute de grives, on mange des merles." La consommation alimentaire s'adapte aux faibles revenus. Les produits nobles cèdent le pas aux succédanés: le jus de tomate se substitue au jus d'orange, la pomme de terre au pain... Mais, ces régimes alimentaires sont déséquilibrés. La viande disparaît des assiettes. De très nombreux Américains sont désormais victimes de malnutrition.  En 1932, 20% des enfants scolarisés à New York en souffrent. Au cœur des métropoles, certains enfants ne mangent désormais plus qu'un jour sur deux, en alternance. Les carences en vitamines ressuscitent scorbut, rachitisme et pellagre. (3) D'une manière générale, les taux de morbidité explosent. 
L'insuffisance alimentaire conduit au dépérissement ou à l'inanition. La famine refait son apparition. En septembre 1932, Fortune Magazine ne peut que constater qu'à New York, "il est impossible d'estimer le nombre de décès auxquels, l'année dernière, la famine a contribué. Mais 95 personnes souffrant directement de famine ont été admises  dans les hôpitaux municipaux en 1931, 20 d'entre elles sont mortes; sur les 143 qui souffraient de malnutrition, 25 sont mortes."  
Pour ne pas mourir de faim, les chômeurs comptent désormais sur les soupes populaires. En 1932, à Chicago, 50% de la population en dépend. Ces distributions de nourritures attirent les foules et provoquent la création de longues files d'attente. En guise de protestations, les chômeurs organisent des "marches de la faim". Au sein de la société, la colère monte, mais ne débouche pas sur des actions collectives structurées. L'heure semble davantage au découragement qu'à la contestation de masse. Certes, dans les milieux ouvriers et intellectuels une radicalisation politique est perceptible, mais les autorités s'emploient à l'annihiler en réactivant la "Peur du rouge".

File d'attente devant une soupe populaire à Chicago en 1931.

 

Pour ne pas totalement sombrer dans le désespoir et la déprime, les Américains chantent et reprennent en chœur tout un répertoire de morceaux qui dépeignent les malheurs du temps avec avec une ironie douce-amère. C'est le cas du titre sélectionné ici.
 "Beans, bacon and gravy" témoigne des effets psychologiques terribles provoqués par la faim. Les paroles insistent aussi sur l'ampleur inégalée de la crise ("le pire que j'ai vu, c'est 1932"), la nécessité d'adapter son régime alimentaire, sans oublier de rayer le président au passage. 
Hoover devient en effet au bout de quelques mois la risée de la nation. Son nom de famille permet de créer les mots témoignant de la misère du temps. La pauvreté est telle que certains chômeurs utilisent des "couvertures Hoover", c'est-à-dire de vieux journaux en guise de protection contre le froid. Pour désigner les bidonvilles qui se développent sous sa présidence, les Américains parlent alors de Hooverville. De même, Hooveriser signifie économiser, se passer de...



Notes:
1. En 1932, 42% de la population se trouve en dessous du seuil de pauvreté.
2. Ceux qui conservent leurs emplois se voient imposer des diminutions de salaires, accompagnés ou non de réduction du temps de travail.
3. La consommation de lait, de fruits et de légumes s'est effondrée. 




Beans, bacon and gravy.

I was born long ago, in eighteen ninety four
I've seen many a panic I will own
I've been hungry, I've been cold, and now I'm growin' old
But the worst I've seen is nineteen thirty one

Oh those beans, bacon and gravy
They almost drive me crazy
I eat them 'til I see them in my dreams
In my dreams
When I wake up in the morning
And another day is dawning
I know I'll have another mess of beans

Well we congregate each morning, at the county barn at dawning
Everyone is happy so it seems
But when our day's work is done, and we pile in one by one
And thank the Lord for one more mess of beans

Chorus

We've Hooverized on butter, and for milk we've only water
And I haven't seen a steak in many a day
As for pies, cakes and jellies, we substitute sour bellies
For which we work the county road each day

Chorus

If there ever comes a time, when I have more than a dime
They will have to put me under lock and key
For they've had me broke so long, I can only sing this song
Of the workers and their misery


*******

Des fayots, du bacon et du jus. 

Je suis né il y a longtemps, en 1894
Et j'ai vu de nombreux krach, je l'avoue
j'ai eu faim, j'ai eu froid.
Et maintenant, je deviens vieux,
mais le pire que j'ai vu, c'est 1932.

Refrain: 
Ah, ces fayots, ce bacon et ce jus,
ils me rendent presque dingue,
j'en mange jusqu'à ce que je les voie dans mes rêves, 
dans mes rêves;
quand je m'éveille le matin,
et qu'un autre jour se lève,
oui je sais que j'aurai un autre rata de fayots.

Nous nous réunissons chaque matin
à l'aube, à la grange du comté
et chacun est heureux, à ce qu'il semble;
mais quand notre travail est fini,
nous marchons à la queue leu leu
et remercions le Seigneur pour encore un autre rata de fayots.

Nous avons hooverisé le beurre,
pour lait, nous n'avons que de l'eau,
et il y a bien longtemps que je n'ai pas vu de steack;
aux pâtés, aux gâteaux et aux gelées,
nous substituons les tripes de cochon,
pour lesquelles nous travaillons sur la route du comté chaque jour.

Si jamais vient un jour
où j'aurai plus d'une dime,
il faudra qu'ils me mettent sous les verrous;
car ils m'ont laissé si longtemps sans un rond
que je peux seulement chanter cette chanson
des travailleurs et de la misère. *

Sources:
- Jean Heffer: "La Grande Dépression. Les Etats-Unis en crise (1929-1933)",  Folio Histoire, 1991.
-  "Les États-Unis, de la grande crise à la seconde guerre mondiale." Cours mis en ligne par M. Minaudier.
* John Greenway, "American Folksongs of protest, University of Pennsylvania press, 1953, pp64-65.

Liens:
- D'autres chansons inspirées par la Grande Dépression: "Wall Street Blues", "Brother can you spare a dime?", "the ghost of Tom Joad", "Dollar"
- Les chansons de crise.
- La Passerelle: "Les crises de 1930, causes et conséquences."
- Le documentaire de William Karel consacré à la crise de 1929.

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