mercredi 11 décembre 2013

278. Faccetta nera

Après avoir consacré un premier volet au colonialisme italien et à la guerre d’Éthiopie, intéressons-nous désormais à la politique raciale menée par les fascistes dans la Corne de l'Afrique.  
Notre fil directeur sera la chanson Faccetta nera. Les vicissitudes qu'eut à subir ce morceau sont, en effet, tout à fait emblématiques, du changement d'attitude des autorités à l'égard des femmes d'Abyssinie.

Dessin d'Enrico De SetaLégende: "Au marché [Esclaves : prix à débattre]
-
On l'achète à deux, et après, on fera moitié moitié..." Bien qu'interdit dans la métropole, l'achat de jeunes filles existe dans les colonies. Ainsi le journaliste Indro Montanelli achète à son père une jeune fille de 12 ans, "petit animal docile" revendu ensuite à un gradé.


* "Notre loi est esclavage d'amour."
 Or la prise de possession de ces conquêtes territoriales s'accompagne du développement d'un imaginaire colonial spécifique, teinté d'exotisme et d'érotisme. Dans l'esprit de nombreux colons italiens, il existe ainsi la volonté de s'emparer également des indigènes, aux mœurs prétendument faciles. Une intense propagande véhicule ces préjugés à destination des colons potentiels, transformant les femmes noires en formidables "produits d'appel". Aucun support n'est négligé pour vanter la beauté légendaire des Éthiopiennes: photos, campagnes publicitaires, dessins satiriques, cartes postales, romans populaires donnent à voir des Abyssines dénudées. Tous dépeignent des créatures à la sensualité exacerbée, dont l'appétit sexuel serait insatiable. Léo Longanesi rapporte ainsi que « Les Italiens avaient hâte de partir. L’Abyssinie, à leurs yeux, apparaissait comme une forêt de superbes mamelles à portée de main. »


Si les femmes semblent avenantes, peu farouches et superbes, les Éthiopiens sont dépeints, en revanche, comme des êtres veules, abrutis et sauvages.
 

 
La quasi-absence d'Italiennes en Éthiopie (dans un rapport de une pour trente hommes) contraint rapidement les colons à se tourner vers les femmes indigènes. (2)
C'est donc à la fois par "nécessité" ou pour assouvir des fantasmes savamment attisés par la propagande, que de nombreux militaires et fonctionnaires italiens s'installent en concubinage avec des indigènes (les madame), du moins jusqu'à la mise hors-la-loi de cette pratique. 
 
Alors qu'en Italie de nombreux interdits pèsent sur la sexualité, la société éthiopienne semble moins puritaine pour ce qui touche aux relations hors-mariage. Le concubinage, par exemple, y est moins déconsidéré que dans les sociétés catholiques européennes. Pour les Éthiopiennes, ces relations avec des Européens peuvent en outre représenter, sinon uns certaine émancipation, en tout cas une stratégie d'élévation sociale.

Les motivations des colons s'avèrent diverses et ambivalentes. D'aucuns éprouvent des sentiments amoureux sincères pour leurs compagnes indigènes. D'autres semblent chercher d'abord à disposer d'une épouse pour pratiquer les tâches ménagères et ou d'une partenaire sexuelle stable et "plus sûre" qu'une prostituée.
En métropole, certains démographes envisagent ce métissage comme un moyen de peupler la colonie, voire de régénérer les populations européennes exsangues. Les unions mixtes sont alors encore admises avec les Éthiopiennes. (1) Ainsi, dans une revue fasciste, Lorenzo Ratto note: « Les plus belles filles de race sémitico-éthiopiennes, facilement sélectionnables sur les plateaux éthiopiens pourront être choisies par les pionniers du Génie militaire rural pour faire partie de nos colonies en tant qu’épouses légitimes (…) ». 
D'autres au contraire dénoncent déjà les dangers que ferait courir le métissage à la race italienne.

"Terre vierge."
Lors des premiers temps de la conquête, la propagande colonialiste fait apparaître l'Ethiopie comme un véritable eldorado sexuel. Cet imaginaire s'épanouit d'autant mieux que  le catholicisme corsète solidement les mœurs métropolitaines.

* Une législation spécifique pour remporter la "bataille de la race".
En rupture avec le climat de badinage et de libertinage qui accompagne les débuts de la conquête, la prise de possession du territoire éthiopien engendre un tournant idéologique significatif, puisque c'est à une véritable radicalisation raciste qu'on assiste à l'été 1936.
 
Le Duce prend conscience qu'il y a un "risque de métissage". Les hiérarques fascistes engagent dès lors une véritable politique raciale, de "défense de la race". Cette lutte contre le métissage en Éthiopie inaugure la mise en œuvre d'un racisme biologique fondé sur la pureté du sang, traquant le concubinage des Italiens et des Africaines.
Pour lutter contre la promiscuité sexuelle entre indigènes et Italiens, Mussolini autorise les colons (militaires comme civils) à s'installer durablement en Éthiopie à la seule condition qu'ils soient accompagnés, et cela afin de "prévenir les terribles et prévisibles effets du métissage. 

A partir du printemps 1937, une législation spécifique prétend rien moins que réformer les pratiques sexuelles des Italiens dans l'Empire! Ainsi, le décret-loi n°880 du 19 avril 1937 sanctionne les rapports de "nature conjugale" entre citoyens italiens et sujets de l'Empire. Il n'interdit pas les relations sexuelles, mais les rapports affectifs (la convivenza) avec une femme de couleur. Ces relations suivies constituent  le délit de madamisme ("il diletto di madamismo"),  passible de  5 ans de prison au maximum, pour les Italiens vivant sous le même toit qu'une Éthiopienne (concubinage donc).
La législation se durcit encore avec la proscription des mariages mixtes par la loi du 17 novembre 1938.
La loi du 29 juin 1939 établit un nouveau délit, réprimant tout acte portant "atteinte au prestige de la race italienne" (sic). Elle vise donc à la fois les couples mixtes, mais déclenche en outre une enquête en cas de présence d'un enfant métis. (3) Il n'est plus question pour les Italiens de faire des bimbi caffe latte (des enfants café au lait) en Éthiopie.
Le durcissement de la législation se poursuit puisqu'en mai 1940, de nouvelles dispositions  assimilent les métis à des sujet africains et interdit aux pères italiens de les reconnaître.

Dans l'Italie fasciste une politique de discrimination raciale violente se met en place à compter de 1938. En Libye et en Éthiopie, une politique anti-africaine est instaurée. Cette couverture de la revue "Difesa della razza" dénonce les effets de la promiscuité raciale. L'union entre race noire et race blanche conduirait à la fin de l'espèce, symbolisée ici par une rose fanée.

L'application de cette législation entraîne une intense répression du madamisme (pour les mots soulignés, voir glossaire), par une police spécifiquement chargée de punir les agissements "scandaleux" des civils
. Des billets jaunes sont distribués en guise d'avertissement, tandis que plusieurs gradés sont rappelés en métropole et radiés des cadres de l'armée. 

La loi n°880, rédigée en termes vagues, laisse une grande latitude d'interprétation aux juges de l'empire. Aussi, les quelques procès organisés pour madamisme, mettent en évidence la difficulté à établir ce délit, puisque relevant de l'intime. Les juges cherchent alors à prouver qu'il y a bien vie commune, rapports sexuels réitérés, "affection maritale".
 Les relations sexuelles avec des Africaines sont tolérées, à condition qu'elles soient dénuées d'affect. Ainsi, dans une affaire de concubinage, les juges du tribunal de Gondar note que l'accusé n'aurait pas été coupable  « s’il s’était servi de la femme seulement comme prostituée en lui payant le prix d’accouplements occasionnels puis en la congédiant après avoir satisfait ses besoins sexuels. » La dépendance affective, la jalousie, le caractère passionnel d'une relation constituent autant de circonstances aggravantes pour les juges. Les aveux deviennent autant d'indices à charge. Un accusé écope en janvier 1939 d'un an et demi d'emprisonnement pour avoir avoué aimer une femme indigène et envisager de fonder avec elle un foyer. Pour les juges, il s'agit d'un cas "macroscopique d'ensablement", car "ici, le blanc ne désire pas simplement la Vénus noire en la tenant à ses côtés pour des raisons de tranquillité et pour bénéficier de rapports faciles et sûrs mais c'est l'âme de cet Italien qui est troublée; il est entièrement dévoué à la jeune noire qu'il veut élever au rang de compagne de sa vie et qu'il associe à tous les évènements, y compris hors sexualité, de sa vie." [cf: Matard-Bonucci] 
 

Marie-Anne Matard-Bonucci résume ainsi l'alternative qui s'offre aux Italiens en Éthiopie: "Dans l’économie licite des pratiques sexuelles deux solutions s’offraient aux soldats colons fascistes, célibataires par force : la chasteté, le colonisateur cédant la place à une forme de moine soldat, ou la pratique d’une sexualité déconnectée de tout sentiment."Autant dire que la première option demeure très marginale, quant à la deuxième solution, elle passe par le recours à la prostitution. Or, le nombre de prostituées venues de la métropole ne permet pas de répondre à la demande. Aussi, les colons fréquentent avec assiduité les bordels indigènes. 
 Pour satisfaire aux besoins sexuels des troupes en campagne, les fascistes se résignent à organiser la prostitution en terre coloniale, tout en fustigeant le phénomène dans la péninsule. Les prostituées autochtones (sciarmute) y sont classées par les autorités en 3 catégories en fonction de leurs clients (officiers, soldats, troupes coloniales).


Carte postale des années 1930. Aucun support n'est négligé pour vanter la beauté légendaire des Éthiopiennes: photos, campagnes publicitaires, dessins satiriques, cartes postales, romans populaires donnent à voir des Abyssines dénudées.
Objets de désir, instrumentalisées par la propagande, les Abyssines sont - une fois l'Empire proclamé - diabolisées.


* Embrigadement idéologique.
Pour remporter la "bataille de la race", les organes de propagande du parti se mobilisent à l'instar de Difesa della razza. A l'aide de couvertures chocs et de photomontages, cette revue  du racisme militant fondée à l'été 1938, dénonce la fusion des races. Des auteurs racistes tels que Lidio Cipriani, directeur de l'Institut d'anthropologie de Florence, y brocardent le métissage à longueur de pages. De son côté, en 1939, l'Institut fasciste de l'Afrique italienne fait paraître Le problème des métis qui affirme en exergue: "Dieu a créé les blancs, le diable les mulâtres."  
Les propagandistes fascistes se trouvent toutefois dans une position très inconfortable. Il y a en effet incompatibilité totale entre l'imaginaire colonial diffusé jusque là pour attirer les colons et la nouvelle politique raciale. Les Abyssines lascives mises en scène à longueur de pages, figées sur papier glacé, ont pris corps dans l'esprit de nombreux soldats. Aussi, afin de détruire cet obscur objet de fantasme qu'est devenue la femme noire, les thuriféraires du pouvoir lancent une croisade contre la mentalité "antifasciste" et "romantique" des Italiens en Abyssinie (4),  fustigeant l'exotisme de pacotille colporté par la littérature du temps. Guido Cortese, secrétaire du fascio d'Addis Abeba, s'insurge contre ces tendances romantiques qui ne coïncident pas avec la mentalité fasciste: "le folklore, celui des nus, des pleines lunes, des longues caravanes et des couchers de soleil ardents, des amours folles avec 'indigène humble et fidèle, tout cela représente des choses dépassées, qui relèvent du roman de troisième ordre. Il serait temps de détruire tout de suite les romans, illustrations et chansonnettes de ce genre afin d'éviter qu'ils donnent naissance à une mentalité tout autre que fasciste."
Publicité pour les motos Bianchi (1936).
 
* "Frimousse noire, belle Abyssine."
Sous des dehors badins et inoffensifs, la chanson populaire peut pourtant devenir un redoutable support de propagande. Facile à mémoriser, entêtante, elle s'insinue longtemps dans la mémoire de l'auditeur, contribuant par là à façonner ses représentation ou son imaginaire.
Comme le rappelle Alain Ruscio, elle véhicule parfois  l’idéologie « à l’état pur. Dans une chanson, il faut dire l’essentiel en quelques phrases, et pour le plus grand nombre.»

Composée initialement en dialecte romain, Faccetta Nera ("petite frimousse noire") s'impose dans sa version italienne comme un grand succès populaire, entonné par les troupes fascistes en 1935.
Bien dans l'air du temps, les paroles décrivent un Italien soucieux de "civiliser" une petite Abyssine. L'influence bienfaisante du fascisme doit permettre à cette indigène de connaître une ascension sociale, culturelle et politique. Paternaliste, il envisage même que sa protégée puisse défiler devant le Duce. La conquête italienne est présentée comme une libération, un affranchissement général. Or, Mussolini n'envisage de voir défiler devant lui que des Abyssins courbés sous le joug, certainement pas de nouvelles recrues noires traitées d'égal à égal avec le conquérant.

Dans la presse et les romans fascistes, le péril métis supplante les belles Abyssines. Le métissage devient la nouvelle obsession, le grave danger qui porte atteinte au prestige de la race. Couverture de Difesa della razza.
Le second couplet relève d'une autre veine: romantique, voire érotique. La mention de "la loi esclavage d'amour" semble avoir particulièrement irritée le Duce qui y voit une invitation au métissage. Typique des chansons coloniales de l'époque, le refrain insiste sur les beauté des femmes éthiopiennes; créatures envoûtantes auxquelles les soldats ne peuvent résister.
Les paroles illustrent à merveille l'ambivalence des sentiments des colonisateurs à l’égard des femmes africaines: volonté de possession et de domination, promesse de libération et de civilisation, désir et fascination.


Aussi, juste après la conquête, la censure s'abat sur le morceau dont la diffusion est interdite. En juin 1936, dans un article complaisant, Paolo Monelli défie l'auteur de la chanson de partager le quotidien d'"une de ces Abyssines crasseuses, à la puanteur ancestrale (...) détruites dès l’âge de vingt ans par une tradition séculaire de servage amoureux et rendues froides et inertes dans les bras de l’homme [...]. » [cité par Marie-Anne Matard-Bonucci]
Des slogans pourfendent le titre: "Je ne veux plus entendre chanter Faccetta nera, je ne veux plus entendre belle Abyssine, car nos femmes sont plus mignonnes elles ont plus de qualités!" [cité par Fabienne Le Houerou]
Finalement, la simple évocation du métissage, le concubinage avec une "faccetta nera", condamnait la chanson pour "délit contre la race".




Réclame pour des caramels.



* Quels résultats pour la lutte contre le "madamisme"?
La lutte contre le madamisme se solde par un échec. Certes, quelques procès exemplaires sanctionnent sévèrement les "fautifs", sans mettre pour autant un terme au concubinage des Italiens avec des femmes africaines. La répression installe un climat de peur chez quelques colons.

Malgré le risque de recevoir un billet jaune par la police du madamisme (i foglio giallo), les Italiens ne renoncent pas, dans l'ensemble, aux faccette nere. Les circulaires du Parti National Fasciste restent lettre morte. Ce qui permet à Matard-Bonucci de conclure: "La question du sexe et du métissage, comme d’autres mesures destinées à réformer les comportements en profondeur traçait les limites de l’emprise fasciste sur les esprits et de sa capacité à façonner les mœurs."

 
Un soldat italien et une femme italienne en 1935.



Glossaire:
madamisme = concubinage avec une femme de couleur appelée "madame".
Ensablement =  les ensablés sont les anciens soldats ou émigrés civils italiens ayant participé à la conquête de l'Ethiopie et qui s'y sont installés durablement.



Notes:
1. Depui 1895, les Italiens vivaient maritalement avec des Érythréennes et cela ne présentait aucune difficulté. Les enfants métis obtenaient la nationalité italienne. 
2. Pour endiguer le métissage, le Duce tente de faire venir 1500 faccette bianche pour faire contrepoids aux faccette nere
3. Les enfants métis, élevés dans le milieu maternel, subissent le mépris de tous, des colons blancs comme des indigènes.
4. La lutte contre le madamisme s'inscrit en outre dans le cadre de la lutte contre le "sentimentalisme" latin, antithèse de la virilité fasciste. 

 


Faccetta Nera
Si mo’ dall'artipiano guardi er mare,
moretta che sei schiava fra le schiave;
vedrai come in sogno tante nave
E un tricolore sventolà pe’ te.


Faccetta nera
bell'Abissina
aspetta e spera
che già l'ora s'avvicina!
Quanno staremo
insieme a te,
noi ti daremo
un'antra legge e un antro Re!


La legge nostra è schiavitù d'amore,
ma libertà de vita e de pensiere,
vendicheremo noi, camicie nere,
l'eroi caduti e libberamo a te!

Facetta nera, piccola Abbissina
te porteremo a Roma, libberata.
Dar sole nostro tu sarai baciata,
starai in camicia nera pure te!


Faccetta nera
sarai romana
e pe' bandiera
tu ciavrai quella italiana.
Noi marceremo
insieme a te,
e sfileremo
avanti ar Duce e avanti al Re!


*****************

Si depuis le haut-plateau tu regardes la mer, 
brunette, esclave parmi les esclaves, 
tu verras comme en songe les si nombreux navires 
et le [drapeau] tricolore qui flotte pour toi.
 
Frimousse noire,
 belle Abyssine, 
attend et espère 
car l'heure est proche 
où nous serons tout avec toi, 
nous te donnerons [alors]
 une autre Loi et un autre Roi !

Notre loi est esclavage d'amour
 mais [aussi] liberté de vivre et de penser. 
Nous, les chemises noires,
 vengerons les héros tombés [au champ d'honneur] 
et te libérerons.

Frimousse noire,
 petite Abyssine, 
nous te mènerons à Rome, libérée. 
Par notre soleil tu seras embrassée; 
même toi tu porteras la chemise noire.
Frimousse noire 
tu seras romaine 
et comme drapeau 
tu choisiras la bannière italienne. 
Nous marcherons au pas avec toi
 et défilerons devant le Duce et devant le Roi.


Sources: 
- Une émission passionnante de la "Nouvelle Fabrique de l'Histoire" (France Culture): "Colonisation comparée 3/4", 3 avril 2013. Débat sur l'empire colonial italien avec Marie-Anne Matard-Bonucci, Stéphane Mourlane, Giulia Bonacci. Écoutable ici

- Sur le  fantastique blog Dormira jamais d'Olivier Favier: "Sexualité et guerre d'Ethiopie. (1)"  et 2 , "Violence dans l'Ethiopie fasciste. (1)" et 2 par Marie-Anne Martard-Bonucci.

- Fabienne Le Houerou, L’épopée des soldats de Mussolini en Abyssinie, 1936-1938, Les Ensablés, Paris, L’Harmattan, 1994. 

- Jean Sellier: "Atlas des peuples d'Afrique", La Découverte, 2008. 

- Alain Ruscio, Que la France était belle au temps des colonies. Anthologie de chansons coloniales et exotiques françaises, Paris, Maisonneuve et Larose, 2001. L'ouvrage de référence sur le sujet.

Liens:


- Etienne Augris revient sur un classique de la chanson coloniale: La Tonkinoise.

- De très riches ressources sur le site de la MRSH Caen: "Le colonialisme italien.

- La LDH Toulon consacre des pages très intéressantes (comme toujours sur ce prodigieux site) au passé colonial et fasciste de l'Italie, au boucher Graziani, à la colonisation sanglante de la Libye


- Philippe Conrad: "L'aventure coloniale et son échec." (Le Monde de Clio)

- Marie-Anne Matard-Bonucci: "D’une persécution l’autre : racisme colonial et antisémitisme dans l’Italie fasciste.", Cairn.info.

 - Guerre d’Éthiopie et discours de Mussolini (1935-1936) sur Cliotexte.

samedi 30 novembre 2013

277. "The gold in Africa" (1936) / "Cockeyed world" (1935)

Tard venue dans la "course au clocher", l'Italie s'engage dans un colonialisme à contretemps, tentant de se faire une place entre les grands empires coloniaux existant (français et britannique). Les fascistes au pouvoir reprennent à leur compte cette ambition, ce qui les conduit à lancer une guerre d'agression contre le seul État demeuré indépendant en Afrique: l'Ethiopie.
Quelles sont les caractéristiques de ce conflit? Quelles sont ses répercussions sur la scène internationale?

La possession d'un empire coloniale obsède de longue date les autorités italiennes, mais, tard venu dans la course aux colonies, elles tardent à concrétiser cette ambition. C'est d'abord en direction de la Méditerranée que Rome porte son regard. Devant l'absence de perspectives, elle doit se rabattre sur la mer Rouge. Une compétition débute alors avec l'Angleterre pour le contrôle du nord-est de l'Afrique. En 1869, une expédition italienne y acquiert la baie d'Assab, puis Massaoua trois ans plus tard. [voir carte ci-dessous]
Les Italiens cherchent dès lors à relier les deux territoires et à en occuper l'arrière-pays. C'est ainsi que voit le jour la colonie d'Erythrée. Par deux traités de 1891, l'Italie se voit autorisée à exercer une suprématie dans la Corne de l'Afrique contre l'engagement de ne pas mettre les pieds dans la vallée du Nil, chasse gardée du Royaume-Uni.

Carte tirée du site atlas-historique.


Désormais, l'Ethiopie devient l'objet de la convoitise italienne. Une première tentative d'expansion échoue lamentablement à Dogali, le 26 janvier 1887. L'armée italienne y est taillée en pièces. Pour laver cet affront, Rome rassemble une armée plus puissante et tente une manœuvre diplomatique consistant a monter le ras   Johannes contre son rival Ménélik.  
Les Italiens passent un accord secret avec ce dernier. Débarrassé de son rival en 1889, Ménélik II est couronné empereur.  
Or, très vite, des tensions apparaissent entre le nouveau négus et son ancien allié italien, à propos de l'interprétation du traité d'Ucciali (2 mai 1889). (1) Dans sa version amharique, l'article 17 stipule que l'Ethiopie pourra faire appel à la diplomatie italienne dans ses relations avec un État tiers, tandis que, dans sa version italienne, pourra et remplacé par devra. Ces dissensions conduisent à la guerre, qui éclate en janvier 1895.

Tapisserie éthiopienne commémorant la bataille d'Adoua.


* Le désastre d'Adoua.
Lors de la bataille d'Adoua en 1896, les Italiens laissent sur le terrain plusieurs milliers de tués et abandonnent 1700 prisonniers. L'outrecuidance des autorités italiennes, les failles du commandement, la résistance opiniâtre d'une armée éthiopienne soudée, bien équipée et supérieure en nombre, conduisent à cette déroute et provoquent la chute du gouvernement, ainsi que l'interruption temporaire de l'expansion coloniale. Par le traité d'Addis-Abeba du 16 octobre 1896, l'Italie reconnaît l'indépendance de l'Ethiopie. L'écho de cette retentissante défaite des Européens en Afrique se propage aussitôt. Ménélik II en tire un grand prestige. Il a désormais les coudées franches pour engager une politique expansionniste et de modernisation (limitée toutefois à la capitale). Sa fille Zaouditou lui succède, mais c'est le ras Tafari - fils de son homme de confiance - qui joue désormais les premiers rôles. Pour desserrer l'emprise des puissances coloniales, ce dernier engage une politique étrangère active. En 1923, il obtient l'admission de son pays à la jeune Société des Nations (SDN) sur intervention de l'Italie. En 1928, il signe avec cette dernière un traité d'amitié et d'arbitrage, aux termes duquel les deux pays s'engagent à ne rien entreprendre de préjudiciable à leur indépendance respective et à soumettre tous les différends à la conciliation et à l'arbitrage.


Le général Rodolfo Graziani. Ce sinistre personnage vient de se voir consacrer un mausolée dans un village du Latium. Olivier Favier y revient dans son blog.
  
En dépit de cet échec, l'idée coloniale demeure très populaire dans la péninsule. Ces espoirs intacts de conquête se concrétisent en 1911-1912 avec la prise de contrôle des provinces ottomanes de Cyrénaïque et de Tripolitaine. Rome fonde aussitôt de grands espoirs sur cette colonie rebaptisée Libye.
Dès leur accession au pouvoir, les fascistes poursuivent et approfondissent cette politique coloniale. Pour la justifier, ils ne cessent de fustiger la "victoire mutilée". (2) Mussolini développe en outre le thème de la "nation prolétaire". (3) L'Italie, pays pauvre, doit avoir une place au soleil.

Ainsi, les éléments de continuité entre le colonialisme "libéral" (car issu du régime libéral du XIXè s.) et le colonialisme fasciste sont légions, en particulier l'idée que la colonisation serait le remède aux problèmes sociaux et économiques de la péninsule; un moyen d'acquérir un grand prestige international par la mainmise sur de vastes territoires. La conquête coloniale permettrait en outre, selon ses promoteurs, à détourner les flux migratoires italiens vers l'empire colonial et non plus vers l'Europe ou l'Amérique. (4) Enfin, elle offrirait une occasion de renouer avec la vocation africaine de la Rome impériale.
 Le colonialisme fasciste rompt toutefois avec son prédécesseur à plusieurs niveaux, en particulier sur la question du racisme. Dès leur accession au pouvoir, les fascistes agissent avec une grande brutalité à l'encontre de populations indigènes dont les maigres droits régressent encore. Ainsi, en 1923, ils se débarrassent du statut politique accordé aux élites libyenne, garantie d'une certaine forme d'autonomie politique.  
L'empreinte fasciste s'observe également dans la pratique coloniale comme en atteste la féroce répression que subissent  les mouvements de résistance autochtones libyens. En 1930-1931, le général Rodolfo Graziani (qui mènera ensuite la guerre en Éthiopie) utilise massivement les gaz (ypérite) contre la guérilla. Il recourt également aux déplacements de populations civiles, parquées dans des camps. On estime qu'un tiers des populations de cyrénaïque périt au cours de ces déplacements. 

"Par l'occupation italienne, la Tripolitaine s'ouvre enfin à la civilisation." C'est en tout cas ce que proclame le Petit Journal sur sa Une du 15 octobre 1911. 



* Pourquoi l'Ethiopie?
A l'issue de cette campagne, les fascistes contrôlent solidement le territoire libyen et peuvent désormais songer à attaquer à l’Éthiopie. Ce sont des aspirations avant tout politiques qui motivent le Duce. Une victoire contribuerait d'abord à venger le désastre d'Adoua. La guerre d’Éthiopie permettrait en outre de concrétiser les aspirations belliqueuses du régime, tout en s'intégrant dans la politique de grandeur si souvent proclamée.
Le choix de l’Éthiopie, dernier État indépendant d'Afrique avec le Liberia, a également des raisons géopolitiques. La situation du pays en fait la clef de voûte de l'axe maritime reliant l'océan indien à la Méditerranée (la mythique route des Indes). D'autre part, sa conquête compléterait la présence italienne dans la Corne de l'Afrique et pourrait devenir une colonie de peuplement. 
Pour justifier l'intervention italienne, Mussolini use d'arguments moraux. La conquête de l’Éthiopie mettrait un terme à l'esclavagisme endémique de la région. Elle diffuserait la civilisation auprès de population considérée - dans l'imaginaire raciale du fascisme - comme arriérées.

Dès 1932, le gouvernement de Rome semble décidé à en découdre. 
Cette hostilité proclamée constitue une rupture dans les relations italo-éthiopiennes, encore cordiales jusqu'au début des années 1930. En parallèle, l'Italie intensifie sa pénétration économique, sous le couvert de la collaboration pacifique. Conscient des objectifs réels de cette infiltration, Hailé Sélassié tente en vain de desserrer l'emprise. A partir de la fin de l'année 1934, Mussolini suscite et envenime une série d'incidents de frontière, en Érythrée, torpillant systématiquement les tentatives d'arbitrage.(5) L'affaire est portée par le négus devant la Société des Nations à la recherche d'une conciliation. Or, Mussolini fait monter les enchères et torpillent toutes les tentatives de conciliation puisque ce qu'il veut, c'est la guerre.

L'empereur Hailé Sélassié plaide la cause de l'Ethiopie à la tribune de la Société des Nations en 1936.


 * La guerre.
La guerre débute officiellement le 2 octobre 1935.
Pour ne pas  connaître de nouveau l'humiliation d'Adoua, Mussolini entend mener une guerre totale, rapide et brutale, au cours de laquelle "l'homme nouveau" fasciste devra se révéler.
La disproportion des forces saute aux yeux. Près d'un demi-million de soldats italiens bien équipés affronte une armée pléthorique, mais dépourvue de matériel moderne. Les forces militaires italiennes engagées s'avèrent considérables. 330 00 soldats italiens épaulés par 80 000 soldats coloniaux (les ascaris) disposent de 1 100 canons, 250 chars et 250 avions (quand les forces éthiopiennes n'en comptent que de 13!).
Mussolini incite à la plus grande brutalité et cautionne l'usage de la terreur, mise en pratique sur le terrain par le redoutable Graziani. Les soldats italiens s'en prennent de manière systématique aux civils, rasent et pillent des villages, persécutent le clergé copte, éliminent les sorciers. Maîtres des airs, les Italiens multiplient les bombardements aériens. Leur aviation déverse des pluies d'ypérite, ces gaz asphyxiants qui font mourir les victimes dans d'atroces souffrances. Le recours aux armes bactériologiques n'est empêché que par les risques qu'elles font courir aux troupes italiennes.  

Le premier mois du conflit amène une série de victoires italiennes. Le rythme de l'avancée se ralentit ensuite et conduit au remplacement du maréchal Badoglio par le général de Bono. 

Le négus sur le front au cours du conflit italo-éthiopien.


* Propagande intensive.
 La guerre se mène aussi sur les places d'Italie où la propagande joue à plein. Au fil des allocutions, Mussolini dénonce le caractère "esclavagiste et féodal" de la société éthiopienne, tout en s'appuyant sur les rancœurs nées de la grande guerre. 
La proclamation de l'Empire, le 9 mai 1936, représente l'acmé de la ferveur populaire qui s'empare alors de la péninsule. Alors même que l'Italie ne contrôle effectivement qu'un tiers de l’Éthiopie, Mussolini présente l'empire comme la continuation historique de la Rome des Césars.
"Italiens et Italiennes, dans la patrie et dans le monde, Écoutez !
  L’Italiepossède enfin son empire. Empire fasciste, parce qu'il porte les signes indestructibles de la volonté et de la puissance du licteur  romain, car il est le but vers lequel, durant quatorze ans, ont été tendues les énergies impétueuses mais disciplinées des jeunes et vaillantes générations italiennes. [...]

Levez bien haut, légionnaires, vos drapeaux, vos armes et vos cœurs pour saluer, après quinze siècles, la résurrection de l'Empire sur les collines sacrés de Rome. » 

Les sanctions prononcées par la SDN contre l'Italie fasciste permettent à Mussolini de présenter le régime comme une victime. Cette rhétorique emporte l'adhésion comme semble l'attester le soutien unanime de l'opinion. Ainsi, à l'occasion de la giornata della fede ("la journée de la foi"), le 18 décembre 1935, les Italiens viennent massivement verser leur or pour soutenir l'effort de guerre. Les épouses, en particulier, donnent leurs alliances. Les principaux dignitaires fascistes s'exécutent aussitôt (la femme de Mussolini, la reine), mais le petit peuple paye également son écot. Le rapport d'un indicateur de la police de Milan en octobre 1935 confirme l'adhésion des masses au discours propagandiste fasciste: "J'ai fréquenté ces jours-ci les quartiers ouvriers, vif enthousiasme partout; exécration de l'Angleterre, certitude de la victoire sur tous les obstacles qui nous seront opposés, attachement au Duce."

Les communautés italiennes à l'extérieur ne sont pas en reste comme le prouvent la création de ligues, la levée de collectes de fonds, les campagnes d'engagement volontaire. Bref, la guerre touche le sentiment national italien, renforcé encore par l'impression que l'Italie est seule contre tous, ou presque.

Rome, 18 décembre 1935. A la suite des sanctions prises contre l'Italie par la SDN après la guerre d’Éthiopie, Mussolini fait appel à toutes les femmes italiennes pour soutenir la nation. Elles sont invités à troquer leur alliance contre une en acier. La cérémonie se déroule sur l'autel de la Patrie, face à la flamme du soldat inconnu.



* Réactions de l'opinion internationale.
Comment l'opinion internationale réagit-elle à l'agression de l'Ethiopie, pays membre de la SDN depuis 1923?
Dès les premiers jours de combats, l'Italie se rend coupable de violations répétées du droit de la guerre. La question, portée devant la SDN, donne lieu à des enquêtes, en particulier sur l'emploi des gaz, proscrits par la convention de Genève de 1925. 
Le pays est condamné et frappé de sanctions à caractère économique comme l'embargo sur les armes (à destination de la seule Italie) ou l'interdiction d'exporter certains produits vers la péninsule. Ces mesures se révèlent toutefois inefficaces. D'une part, les Britanniques ne ferment pas le canal de Suez aux navires italiens. D'autre part, les produits stratégiques comme le pétrole, échappent à l'embargo.

En Europe, il y a débat. (6) La réaction du gouvernement  français est hésitante, non dénuée d'ambigüité. Lors des accords de Rome du 7 janvier 1935, Pierre Laval, alors ministre des affaires étrangères, manifeste son désintérêt de la France à l'égard de l'Ethiopie. Pour Mussolini, il s'agit d'un blanc-seing.  
Devant les indices laissant augurer d'une action italienne en Éthiopie, la Grande-Bretagne redoute de son côté la mainmise d'un État potentiellement hostile sur la haute vallée du Nil et une menace sur la symbolique route des Indes. Elle multiplie donc les avertissements et dépêche une flotte de 800 000 tonnes en Méditerranée, avec des navires aux canons dépourvus d'obus. L'attachement pacifiste de sa population l'oriente finalement vers la recherche d'un compromis, tel que le plan Hoare (décembre 1935). (7)
Dans le contexte du front de Stresa, la France et la Grande Bretagne escomptent un soutien de Mussolini face à la montée en puissance de l'Allemagne nazie et ménagent donc le régime fasciste. 



* Conséquences de la guerre.
Loin d'être un conflit périphérique sans importante, la guerre italo-éthiopienne constitue un tournant capital du fascisme. 
Les succès remportés renforcent le sentiment d'infaillibilité chez Mussolini, convaincu désormais de la validité du recours à la force.
Aux yeux du Duce, la longanimité dont ont fait preuve Londres et Paris sont symptomatiques de la faiblesse irrémédiable des démocraties et de leur émanation, la SDN. La guerre d’Éthiopie révèle donc la faillite du système de sécurité collective imaginée au lendemain de la grande guerre. Elle met en évidence l'impuissance de la Société Des Nations à régler pacifiquement les conflits internationaux. Le 4 juillet 1936,  constatant le fait accompli, l'organisation lève les sanctions prises contre l'Italie.  
 Ainsi, la guerre provoque une césure avec les démocraties occidentales et aboutit à la rupture du "front de Stresa". En corollaire, elle amorce le rapprochement avec l'Allemagne nazie, seule puissance à l'avoir soutenue pendant la crise. 

Sur le plan colonial, la conquête de l'Ethiopie n'apporte pourtant pas à l'Italie fasciste les résultats escomptés. D'une part, les Éthiopiens refusent de se rallier et poursuivent la guérilla, et ce, bien après la signature du traité de paix. 
D'autre part, le contexte géopolitique difficile ainsi que le renoncement rapide des quelques colons italiens bernés par "l'eldorado abyssin", contribuent à l'échec des velléités d'implantation d'une colonie de peuplement durable en Éthiopie. Pour preuve, la seule colonie italienne de New York était dix fois plus nombreuse que toute la population métropolitaine de l'Empire!



Manifestation de protestation contre l'invasion fasciste de l'Ethiopie.
Aux Etats-Unis, la mobilisation populaire est sans précédent. L'historien John Hope Franklin note ainsi, qu'avec l'invasion italienne de l'Ethiopie, "presque du jour au lendemain, même le plus provincial parmi les Noirs américains devint enclin à l'international".  
Dans les jours qui suivent le déclenchement du conflit, des émeutes éclatent entre communautés noires et italiennes, à Harlem. 

* Répercussions du conflit au sein de "l'Atlantique noir".
L'agression fasciste contre l'Ethiopie indigne particulièrement les populations de la diaspora noire, pour lesquelles la nation éthiopienne représentait un puissant symbole de liberté, dans une Afrique partagée entre puissances européennes. (8) Aussi, dans les jours qui suivent la déclaration de guerre, des soulèvements populaires spontanés éclatent dans tout l'arc caribéen. L'invasion italienne incite les populations à s'interroger sur la domination coloniale subie. Elle cristallise, en outre, un sentiment d'appartenance et de solidarité raciale. Enfin, elle contribue  à redéfinir les relations entre Africains et descendants d'Africains. 
La dimension panafricaine de ces soulèvements populaires ne fait donc aucun doute.
George Padmore, célèbre panafricaniste trinidadien, exprime ainsi le sentiment qui parcourt alors les communautés noires:"La prise brutale de l'Ethiopie, jointe à l'attitude cynique des grandes puissances, convainc les Africains et les peuples d'ascendance africaine du monde entier que les Noirs n'avaient pas de droits que les Blancs se croiraient obligés de respecter, si ces droits gênaient leurs intérêts impérialistes (...) En constatant ainsi leur manque total de défense contre la nouvelle agression perpétrée en Afrique par des Européens, les Noirs ont jugé nécessaire de s'occuper d'eux mêmes."


Partout, le mouvement de sympathie pour l'Ethiopie est immense, il prend cependant des formes très diverses suivant les pays.
Aux États-Unis, des associations se forment dans l'objectif de lever des fonds et des volontaires pour l'Ethiopie. Ces derniers, appelés "Éthiopiens", se ruent vers les ambassades et consulats, pour s'enrôler dans la défense de l'Ethiopie. En parallèle, un boycott des produits italiens s'organise dans les grandes métropoles américaines. Des batailles de rue éclatent entre Italiens et Noirs. 
Ailleurs, la guerre semble avoir joué un rôle de catalyseur dans la construction locale de culture de classe, comme à Trinidad où une grande grève secoue l'île en 1937. En Jamaïque, le conflit est perçu comme le prélude à la forte agitation sociale qui secoue l'île en 1938. 

L'émotion suscitée inspire de nombreux nombreux calypsos aux musiciens, scandaisés  par le viol de l'Ethiopie.
Nous avons retenu ici deux morceaux: 
- Le calypso, du dénommé Tiger, explique l'invasion de l'Ethiopie par la volonté de Mussolini de séduire la femme du négus. 
- Le second titre, "Cockeyed world", est un blues enregistré à Jackson (Mississippi), soit quelques jours seulement après l'entrée en guerre (12 octobre 1935). Minnie Wallace (9) y établit un parallèle entre les violences de la guerre et celles que son mari lui fait subir au quotidien. 
Ces 2 morceaux témoignent de l'onde de choc provoquée par la guerre italo-éthiopienne dans les mondes noirs.

A suivre... Dans un prochain volet, nous nous intéresserons à la politique raciale menée par les fascistes en Éthiopie grâce au morceau faccetta nera.


Glossaire: 
ras = chef éthiopien
négus = titre donné au souverain éthiopien. Il signifie "roi des rois".
 



Notes:
1. Signé le 2 mai 1889 entre le gouvernement italien de Francesco Crispi et le négus Ménélik II (1889-1913), le traité d'Uciali concède l'Erythrée à l'Italie en échange de l'aide apportée au négus pour la reconquête de son trône. L'interprétation italienne de l'article 17 lui permet de revendiquer l'établissement d'un véritable protectorat sur le pays. Cette interprétation est refusée par l'Ethiopie, soutenue par le Royaume-Uni qui redoute l'expansionnisme italien.

2. Pour Rome, les alliés n'ont pas honoré les engagements souscrits lors du traité de Londres du 26 avril 1915 qui conditionnait l'entrée en guerre de l'Italie à l'attribution de compensations coloniales à concrétiser lors des futurs traités de paix.
3. Expression utilisée par les nationalistes italiens pour désigner les États européens ne possédant pas ou peu de colonies. Cette rancœur servira à justifier l'invasion de l'Ethiopie en 1935.
4. Dans les faits, les Italiens migrants se dirigent vers les États-Unis; l'Europe et se dirigeront bien peu en direction des colonies.

5. Un accrochage a lieu entre une unité italienne et les Abyssins, le 4 décembre 1935 à Ual Ual, en Ogaden. Trente soldats indigènes italiens trouvent la mort. 
6. En France, un manifeste de soutien à Mussolini, lancé par Henri Massis, reçoit les signatures d'une centaine d'intellectuels de droite et d'extrême droite (Drieu La Rochelle, Henri Bordeaux). En réaction, des contre-manifestes condamnent l'agression fasciste. 
7. Le ministre des affaires étrangères, Sir Samuel Hoare, et le président du conseil français, Pierre Laval, présente ce plan en décembre 1935. Il vise à préserver l'alliance italienne en accordant au pays les deux tiers de l'Ethiopie, tout en permettant aux colons de s'implanter dans le dernier tiers. Finalement, l'opposition des opinions publiques fait échouer le plan, ce qui entraîne la rupture du front de Stresa.  
 
8. Les Afro-américains se sont très tôt intéressés à l'Ethiopie, seul territoire avec le Libéria a demeuré indépendant jusqu'à la guerre. Le terme "Ethiopien" sert d'ailleurs au cours des années 1930 à désigner les Noirs américains. L'histoire singulière du pays, les prophéties de Marcus Garvey, contribuent à focaliser l'attention sur cette "Athènes noire".
9.  Blueswoman aujourd'hui oubliée, Minnie Wallace appartient à la foisonnante scène du Memphis de l'entre-deux-guerre dont les plus célèbres représentant ont pour nom Frank Stokes, Furry Lewis, Memphis Minnie ou le mythique Memphis Jug Band.






The gold in Africa 

 The Gold , / the Gold The Gold, / the Gold The Gold In Africa / Mussolini want from the Emperor 

L'or, / l'or l'or, l'or / l'or, l'or de l'Afrique / Mussolini l'exige de l'empereur 

Abyssinia appealed to the league for peace / Mussolini’s action was like a beast / A villain, a thief, a highway robber / And a shameless dog 

L'Abyssinie en appelle à la Société des Nations / La conduite de Mussolini est celle d'une bête / un vilain, un méchant, un voleur de grand chemin / un chien sans scrupule 

He crossed the border and added more / The Emperor had no intentions for war / That man I call a criminal / The man destroyed churches and hospitals 

 Il a franchi la ligne jaune / alors que l'empereur n'avait pas d'intentions belliqueuses / cet homme, que je considère comme un criminel, / cet homme détruisit églises et hôpitaux 

He said expansion he really need / He has 45 million heads to feed / Why he don’t attack the Japanese / England, France or hang on, on Germany? 

 Il affirmait que l'expansion [italienne] était nécessaire / il a 45 millions de bouches à nourrir /  pourquoi n'a-t-il pas attaqué les Japonais, / l'Angleterre, la France ou mieux encore, l'Allemagne? 

 The man want to kill King Haile Selassie / To enslave his territory / They began to cry for food and water / In that burning deserts of Africa 

 Cet homme veut tuer le roi Hailé Sélassié / assujettir son territoire / ils commencèrent à réclamer à boire et à manger / dans ces déserts brûlants africains 

We have diamond , ruby and pearl / Platinum, silver and even gold / I don’t know why the man making so much strife / I now believe he want Haile Selassie wife 

Nous avons des diamants, rubis, des perles / du platine, de l'argent et même de l'or / Je ne comprends pas pourquoi cet homme cherche la bataille / Je sais maintenant qu'il convoite la femme d'Hailé Sélassié 

If he want gold as a dictator / Try in DemararaVenezuela or Canada / Austro Hungaror else in America 

Si il veut de l'or comme un dictateur / qu'il essaie au Venezuela ou au Canada / en Autriche-Hongrie ou bien en Amérique

 

 Cockeyed world
                                           [...]
 I woke up this morning feeling mighty sad (2X)
Was the worst old feeling that I ever had.

It's war on Ethiopia and mama's feeling blue. (2X)
I tell the cockeyed world, I don't know what to do.


They say that Ethiopia is a long ways from here. (2X)
They trying to steal my man and hurry him over there.


I love my man, tell the cockeyed world I do. (2X)
It's coming the time that he'll sure loves me too.


This old cockeyed world will make your good man treat you mean. (2X)
He will treat you just like a poor girl he's never seen.


It's war on Ethiopia and my man won't behave. (2X)
I tell the cockeyed world  I'll spit in my baby's face.


It's war on Ethiopia. Baby, please, please behave.
I'll tell the cockeyed world, I'll follow you to your grave.

That's right.




Sources: 
- Une émission passionnante de la "Nouvelle Fabrique de l'Histoire" (France Culture): "Colonisation comparée 3/4", 3 avril 2013. Débat sur l'empire colonial italien avec Marie-Anne Matard-Bonucci, Stéphane Mourlane, Giulia Bonacci. Écoutable ici

- Sur le  fantastique blog Dormira jamais d'Olivier Favier: "Sexualité et guerre d'Ethiopie. (1)"  et 2 , "Violence dans l'Ethiopie fasciste. (1)" et 2 par Marie-Anne Martard-Bonucci.

- Fabienne Le Houerou, L’épopée des soldats de Mussolini en Abyssinie, 1936-1938, Les Ensablés, Paris, L’Harmattan, 1994. 

- Giulia Bonacci: "Exodus! L'histoire du retour des rastafariens en Ethiopie.", L'Harmattan.

- Jean Sellier: "Atlas des peuples d'Afrique", La Découverte, 2008. 

- Henri Wesseling:"Les empires coloniaux européens (1815-1914)", Folio histoire, 2009.

- Paul Guichonnet: "Mussolini et le fascisme", Que sais-je?, PUF, 1993.  

- Philippe Foro:"L'Italie fasciste", collection U, Armand Colin. 

- Francis Falceto: "Un siècle de musique moderne en Ethiopie." (Cahiers d'études africaines)

- Paul Oliver: "Blues fell this morning: meaning in the blues".

Liens:

- De très riches ressources sur le site de la MRSH Caen: "Le colonialisme italien."

- La LDH Toulon consacre des pages très intéressantes (comme toujours sur ce prodigieux site) au passé colonial et fasciste de l'Italie, au boucher Graziani, à la colonisation sanglante de la Libye.

- Philippe Conrad: "L'aventure coloniale et son échec." (Le Monde de Clio)

- Marie-Anne Matard-Bonucci: "D’une persécution l’autre : racisme colonial et antisémitisme dans l’Italie fasciste.", Cairn.info.


 - Guerre d’Éthiopie et discours de Mussolini (1935-1936) sur Cliotexte.