jeudi 15 décembre 2011

43. Chico Buarque, Gilberto Gil: "Cálice"

Rio 1968. Charge de cavalerie afin de mater les manifestations de protestation contre le régime des militaires.


Le leader travailliste João Goulart, héritier politique de Getulio Vargas, devient président de la République du Brésil en 1961. Ses détracteurs l'accusent aussitôt de vouloir instaurer un régime rouge. En pleine guerre froide, l'argument anticommuniste est une carte redoutable que ne se privent pas de jouer la droite et les militaires.
Pourtant, il n'existe alors aucun mouvement de lutte armée au Brésil. Quant à Goulart, si il s'appuie comme son mentor sur la mobilisation des masses populaires et engage quelques réformes sociales, il n'a pourtant rien d'un bolchevique comme l'atteste son discours nationaliste, fort peu révolutionnaire.
Après plusieurs mois de conspiration, un coup d'État militaire renverse le président le 31 mars 1964. (1) La bourgeoisie et les classes moyennes applaudissent et soutiennent le nouveau gouvernement militaire. Les généraux déclarent vouloir éradiquer la "subversion communiste" en adoptant des mesures d'exceptions au nom de la "sécurité nationale".


Répression dans les rues de Rio. (1968).

Le pouvoir mène une « guerre révolutionnaire » théorisée et transmise aux officiers brésiliens par les militaires nord-américains (via l'école des Amériques) et français. Pour triompher, tous les coups sont permis. Le Service national d'informations met en place un fichage systématique de la population. La police politique (« DOPS ») et les cellules d'enquêtes et de torture (DOI-CODI ) pratiquent la torture.
Au totale, la dictature serait responsable d'au moins 400 morts et disparus parmi les opposants emprisonnés.

Au lendemain du coup d'état, les généraux annoncent qu'ils ne conserveront le pouvoir qu'une seule année, le temps de "réorganiser le pays." Dans l'immédiat, Humberto Castelo Branco dirige le Brésil. Premier d'une série de 5 généraux-présidents qui se succèdent à la tête de l’État de 1964 à 1985, il se garde bien de respecter l'engagement pris. (2)
Si dans l'année qui suit le coup d'Etat, une résistance pacifique demeure possible, les droits fondamentaux n'en sont pas moins bafoués. En dépit de l'autoritarisme manifeste du régime, les militaires maintiennent une démocratie de façade. Deux partis officiels, l'ARENA et le MDB, censés incarner la majorité et l'opposition, se substituent aux formations politiques existantes. Dans les faits, les élections sont truquées, quant au Congrès, il est vidé de ses attributions.
Rapidement le régime se durcit. Dès 1967, une nouvelle constitution renforce le poids de l'exécutif.
Contre cette chape de plomb, une grande manifestation rassemble à Rio, le 26 juin 1968, plus de 100 000 personnes, dont de nombreux étudiants qui réclament de meilleures conditions d'enseignement et le rétablissement de la démocratie. Les militaires répriment violemment et occupent les universités. Des groupes d'extrême droite tels que le Commandement des chasseurs de communistes ou le Mouvement anti-communiste, font leur apparition, semant la terreur sur les campus.
Les timides velléités de résistance au Congrès servent de prétexte à la junte pour organiser un deuxième coup d'état, plus dur. L'adoption le 13 décembre 1968 de l'acte institutionnel n° V, marque l'entrée du régime dans une phase particulièrement répressive. Le Congrès est dissous, les droits civils invalidés (légalisant l'emprisonnement sans jugement).
Cette répression s'accompagne d'une intense propagande destinée à convaincre l'opinion des bienfaits du régime. En parallèle, une commission de censure est établie, dont sont victimes tous les artistes, en particulier les chanteurs et musiciens populaires. Beaucoup quittent alors le pays et s'exilent (3), précipitant "l'hibernation culturelle" du pays.



Dans les rues de Rio, une importante manifestation rassemble 100 000 personnes contre le régime militaire, le 26 juin 1968. On y voit ici Chico Buarque, ainsi que Vinicius de Moraes à l'arrière plan. D'autres clichés sur ce site brésilien.


Dans un premier temps pourtant, la musique populaire semble échapper aux foudres du régime. Elle s'impose même comme le principal vecteur d'une dissidence politique exprimée en musique, dans le cadre des festivals de chansons organisés par les chaînes de télévision (Record, Excelsior, Globo).
Ces manifestations rassemblent des candidats, préalablement sélectionnés par un jury. Les chanteurs retenus interprètent alors leurs morceaux en direct devant les caméras. Le public, nombreux, participe et manifeste son enthousiasme ou son rejet, en fonction des talents musicaux ou des prises de position politiques des interprètes. A l'issue de l'ensemble des prestations, le jury désigne les vainqueurs qui reçoivent un trophée et bénéficient d'une couverture médiatique susceptible de lancer leurs carrières.
L'ère des festivals débutent en 1965 et se clôt avec l'adoption de l'acte n°V fin 1968. Cette période, brève, permet néanmoins de révéler quelques très grands talents, promis parfois à un bel avenir musical. Ainsi, en 1967, Edu Lobo remporte le 1er prix du festival TV record grâce à sa chanson Ponteio, une critique subtile et déguisée de la répression politique ("Courant le monde / je ne quitte jamais ma guitare / je verrai un jour nouveau / et un nouvel endroit pour chanter").




En 1966, Porta-Estandarte (Porte-étendard) de Geraldo Vandré remporte le premier prix du festival TV Excelsior. Élève de João Giberto, Vandré yincorpore de nombreux éléments de musique folklorique dans ses compositions. Ses textes, contestataires, prennent rapidement pour cible le système en place et fustigent l'exploitation économique de millions de Brésiliens.
Son morceau Para não dizer que nao falei das flores ("Pour ne pas dire que je n'ai pas parlé des fleurs") aussi connu sous le titre Caminhando (chemin faisant), se termine par une charge frontale contre les militaires sur un ton de résistance pacifique: "Il y a des soldats armés, / armés ou pas / presque tous perdus les armes à la main / dans les casernes on leur apprend une vieille leçon / Mourir pour la patrie et vivre sans raison (...) L'amour en tête, les fleurs au sol / La certitude au front, l'histoire dans la main / marchant et chantant et suivant la chanson / Apprenant et enseignant une nouvelle leçon"
Caminhando remporte la troisième place du festival international de chanson de Rio en 1968. Aussitôt interdit pour "paroles subversives, (...) offense aux forces armées", le morceau s'impose néanmoins comme l'hymne du mouvement de contestation étudiant.


La police politique brésilienne réprime férocement les manifestations étudiantes en 1968.

Lors du festival TV records MPB Festival de 1966, Disparada, une autre chanson de Vandré - l'histoire d'un vaqueiro nordestin traité comme le bétail qu'il garde pour le compte de riches fermiers - est en compétition pour la première place avec A banda (l'Orchestre), une marcha interprétée par Nara Leão et un jeune chanteur compositeur: Chico Buarque de Hollanda.
Les deux titres l'emportent finalement ex-æquo.
A banda lance véritablement la carrière de Buarque. Pour de nombreux Brésiliens, ce mélodiste exceptionnel et parolier hors pair, incarne désormais le défenseur de la musique traditionnelle brésilienne, mise à mal selon eux par les assauts de la chanson protestataire (Lobo, Vandré) et par le mouvement tropicaliste. (4) Le chanteur fait alors l'objet d'une véritable idolâtrie, qu'il supporte mal. Mais, tout change en 1968.
Sa pièce Roda Viva (une expression qui signifie "commotion") raconte l'histoire d'une jeune pop star littéralement dévorée par son public. Les représentations suscitent aussitôt le scandale, en particulier lorsque les acteurs proposent au public de partager les restes de la star. A São Paulo, un groupe d'extrême droite tabasse les acteurs, menacés de mort quelques jours plus tard à Porto Alegre. Pas en reste, les censeurs du gouvernement interdisent séance tenante toute nouvelle représentation de la pièce. Lassé un temps d'être utilisé ou récupéré, Chico Buarque ne fait désormais plus du tout l'unanimité...

Face au durcissement du régime fin 1968 et l'application de l'Acte V, les chanteurs doivent adopter de nouvelles stratégies de résistance très élaborées. Plutôt que de prendre ouvertement position contre la dictature, certains usent de méthodes plus subtiles, mais, en définitive, tout à fait redoutables. Ils pratiquent alors l'art du double-sens et usent de métaphores bien senties. La signification des morceaux n'échappe d'ailleurs pas à un auditoire habitué aux expressions codées.
Ainsi, en 1973, de retour d'exil, et alors que la censure redouble de plus belle, Chico Buarque et Gilberto Gil composent Cálice. (5) Le titre, ironique, repose sur une homophonie presque parfaite entre le "calice" et l'impératif "Cale-se", qui signifie "ferme là". Le recours à une image religieuse forte permet en outre de dénoncer la complicité et le mutisme d'une grande partie de l’Église catholique avec un pouvoir brutal, qui viole les droits fondamentaux.
Lors de leur première interprétation de Cálice sur scène, Chico et Gil en sont empêchés par la police qui coupe leurs micros; témoignant, s'il en était besoin, de la pertinence d'un morceau fustigeant l'absence de liberté d'expression.
Au bout du compte, l'implacable dictature et la vigueur de sa censure, ne parvinrent pas à tarir l'exceptionnelle créativité musicale du Brésil.


Superbe version de Cálice interprétée par Chico Buarque et Milton Nascimento.

Notes:
1. Ce putsch ouvre le bal d'une série de coup d'état qui conduisent au pouvoir des régimes autoritaires dans tout le sous-continent: l'Uruguay (1973-1985), le Chili (1973-1990) et l'Argentine (1976-1982)... Mieux, la dictature brésilienne devient un modèle. Les juntes militaires phagocytent les classes politiques civiles. Officiers et technocrates occupent désormais les postes de responsabilité.
Au Brésil comme ailleurs, l'armée impose ses valeurs fondées sur l'antiparlementarisme, l'anticommunisme, l'obéissance aveugle aux ordres...
2. Castelo Branco (1964-1967), Costa e Silva (1967-1969), Medici (1969-1974), Geisel (1974-1979) et Figueiredo (1979-1985).
Si la décennie 1970 correspond au "miracle économique brésilien." Cette période faste ne dure guère. Le choc pétrolier provoque notamment une envolée de la dette publique dès la fin de la décennie.
Dans ce contexte défavorable, la conjoncture politique s'inverse. Alors, que d'importantes fractions de la population brésilienne s'étaient accommodées jusque là des militaires, l'inflation galopante précipite leur discrédit. L'assouplissement de la dictature permet en outre l'apparition du PMDB. Ce parti éclectique parvient en quelques mois à fédérer une grande partie de l'opposition. Le processus d'ouverture échappe bientôt aux militaires avec une recrudescence des manifestations (étudiantes et ouvrières) et mouvements sociaux (le parti des travailleurs dirigé par Lula, président du syndicat des métallurgistes, supervise d'importantes grèves en 1980). Ils ne peuvent empêcher l'élection d'un civil à la présidence, en 1985.
Le bilan économique et social de 21 ans de dictature s'avère déplorable. Le "miracle économique" n'a profité qu'à une infime minorité, alors que la misère continuait de sévir dans les campagnes. Pour preuve, sur une population de 140 millions d'individus en 1985, on dénombre 60 millions de sous-alimentés et 30 millions d'analphabètes. Quant aux inégalités sociales, elles sont abyssales: 1% de la population détient alors la moitié des terres disponibles.
3. Emprisonnés en 1969, Gilberto Gil et Caetano Veloso s'exilent à Londres. Chico Buarque quitte le Brésil pour l'Italie en 1969. La même année, Edu Lobo part pour les EU en 1969. Quant à Vandré, il erre au Chili, en Algérie, en Grèce, en France entre 1969 et 1973.
4. Gilberto Gil et Caetano Veloso inventent en 1967 une musique psychédélique qui associe rock et thèmes afro-bahianais. Cette révolution esthétique suscite très vite l'ire des militaires pour lesquels l'usage de la guitare démontre la complicité du tropicalisme avec l'impérialisme nord-américain!
De leur côté, Gilberto Gil et Caetano Veloso reprochent alors à Buarque son "conservatisme" musical. La brouille ne dure guère et, une fois revenus d'exils, tous trois collaborent artistiquement.
5. Depuis 1965, toutes les chansons doivent passer devant la Divisão de Censura de Diversões Publicas qui interdit de très nombreuses œuvres. Par exemple, entre 1974 et 1975, presque aucun titre de Chico Buarque n'obtient l'approbation de cette commission. Pour dribler ses censeurs, il en vient à adopter un pseudo, Julinho de Adelaide.

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"Cálice" (Chico Buarque et Gibeto Gil) 1973

(Version de Chico Buarque et Milton Nascimento)
Pai, afasta de mim esse cálice Père, éloigne de moi ce calice
Pai, afasta de mim esse cálice Père, éloigne de moi ce calice
Pai, afasta de mim esse cálice Père, éloigne de moi ce calice
De vinho tinto de sangue De vin rouge de sang
Como beber dessa bebida amarga Comment boire de cette boisson amère
Tragar a dor, engolir a labuta Avaler la douleur, avaler le labeur
Mesmo calada a boca, resta o peito Si la bouche est muette, il reste le coeur
Silêncio na cidade não se escuta Silence en ville on n’écoute pas
De que me vale ser filho da santa A quoi me sert d’être fils de sainte
Melhor seria ser filho da outra Être fils d’une autre serait mieux
Outra realidade menos morta Une autre réalité moins morte
Tanta mentira, tanta força bruta Tant de mensonges, tant de force brute
Pai, afasta de mim esse cálice Père, éloigne de moi ce calice
Pai, afasta de mim esse cálice Père, éloigne de moi ce calice
Pai, afasta de mim esse cálice Père, éloigne de moi ce calice
De vinho tinto de sangue De vin rouge de sang
Como é difícil acordar calado Comme il est dur de se réveiller muet
Se na calada da noite eu me dano Si dans la nuit muette je me damne
Quero lançar um grito desumano Je veux lancer un cri inhumain
Que é uma maneira de ser escutado Une manière d’être entendu
Esse silêncio todo me atordoa Tout ce silence m’étourdit
Atordoado eu permaneço atento Etourdi je demeure attentif
Na arquibancada pra a qualquer momento Dans la tribune pour à tout instant
Ver emergir o monstro da lagoa Voir émerger le monstre du lac
Pai, afasta de mim esse cálice Père, éloigne de moi ce calice
Pai, afasta de mim esse cálice Père, éloigne de moi ce calice
Pai, afasta de mim esse cálice Père, éloigne de moi ce calice
De vinho tinto de sangue De vin rouge de sang
De muito gorda a porca já não anda Trop grosse, la truie n’avance déjà plus
De muito usada a faca já não corta Trop usé, le couteau ne coupe déjà plus
Como é difícil, pai, abrir a porta Comme il est dur, père, d’ouvrir la porte
Essa palavra presa na garganta Ce mot emprisonné dans la gorge
Esse pileque homérico no mundo Cette griserie homérique dans le monde
De que adianta ter boa vontade A quoi sert la bonne volonté
Mesmo calado o peito, resta a cuca Si le coeur est muet, il reste la tête
Dos bêbados do centro da cidade Des ivrognes du centre-ville
Pai, afasta de mim esse cálice Père, éloigne de moi ce calice
Pai, afasta de mim esse cálice Père, éloigne de moi ce calice
Pai, afasta de mim esse cálice Père, éloigne de moi ce calice
De vinho tinto de sangue De vin rouge de sang
Talvez o mundo não seja pequeno Le monde n’est peut-être pas petit
Nem seja a vida um fato consumado Ni la vie un fait consommé
Quero inventar o meu próprio pecado Je veux inventer mon propre péché
Quero morrer do meu próprio veneno Je veux mourir de mon propre venin
Quero perder de vez tua cabeça Je veux pour toujours perdre ta tête
Minha cabeça perder teu juízo Ma tête perdre ton esprit
Quero cheirar fumaça de óleo diesel Je veux sentir la fumée du diesel
Me embreagar até que alguem me esqueça M’enivrer jusqu’à ce que quelqu’un m’oublie
(Traduction de Georges da Costa)


Sources:
- Maud Chirio: "20 ans de dictature militaire", in L'Histoire n°366, 07/2011.
- Chris Mac Gowan et Ricardo Pessanha: "Le son du Brésil. Samba, bossa nova et musiques populaires", éditions Lusophone, 2000.
- Pierre Vayssière: "L'Amérique latine de 1890 à nos jours", coll° Carré histoire, Hachette, 1999.


Liens:
* D'autres titres consacrés au Brésil et son histoire sur l'histgeobox:
- Chico Buarque: "Funeral de um labrador": Funérailles d'un laboureur, une mélopée lente, tragique. Le poète y décrit l'enterrement d'un pauvre hère qui n’a pour tout bien que la fosse dans laquelle il repose sur les terres du grand propriétaire terrien.
- Chico Buarque: "Construçao". Zoom sur les candangos, les ouvriers qui construisirent Brasilia, promue capitale du pays en 1960.
- Luis Gonzagua: "Asa Branca". Le roi du baião décrit une de ces terribles sécheresses qui s'abattent à intervalle irrégulier sur le sertão, le "polygone des sécheresses", à l'intérieur du Nordeste.

* L'indispensable Blogothèque propose un post consacré à Calabar, autre grand disque censuré de Chico Buarque: "Brésil 73"
* Très bonne mise au point sur les musiques du Brésil: "La Musique brésilienne derrière les clichés." (merci Boebis)
* Un autre blog formidable, l'Elixir du dr Funkathus qui s'intéresse tout spécialement aux musiques brésiliennes: "Le "Cálice" de Chico Buarque et Gilberto Gil, des images exceptionnelles de 1973."
* Un dossier intéressant sur la MPB, en particulier le tropicalisme sur le site de la Médiathèque de Vincennes. (format PDF ici)
* Médiathèque de la cité de la musique: "MPB et dictature. "

jeudi 8 décembre 2011

Loca virosque cano (9) : "Au port du Havre" Jacques Douai (1978)

Cliquez ici pour écouter le titre.
Au port du Havre sont arrivés
Des pommes, des poires, de gros navets.
Trois grands navir's chargés de blé,
Des pommes, des poir's, des raves, des choux,
Des figues, des fraises, du raisin doux.


Trois dam's s'en vont les marchander,
Des pommes, des poires, de gros navets.
Gentil marin, combien ton blé,
Des pommes, des poir's, des raves, des choux,
Des figues, des fraises, du raisin doux.




Entrez, mesdames; vous le verrez
Des pommes, des poires, de gros navets.
La plus jeune eut le pied léger,
Des pommes, des poir's, des raves, des choux,
Des figues, des fraises, du raisin doux.


Dans le navire la dame a sauté,
Des pommes, des poires, de gros navets.
Mais le navire a démarré,
Des pommes, des poir's, des raves, des choux,
Des figues, des fraises, du raisin doux.


Au large, au large il a tant viré
Que la belle se mit à pleurer.
La la …


La belle qu'avez-vous à pleurer,
Des pommes, des poires, de gros navets.
Jamais la terre ne reverrai.
Des pommes, des poir's, des raves, des choux,
Des figues, des fraises, du raisin doux.


Épousez donc le beau marinier,
Des pommes, des poires, de gros navets.
Et sur la terre j'vous ramèn'rai.
Des pommes, des poir's, des raves, des choux,
Des figues, des fraises, du raisin doux.


Certes, Jacques Douai va paraître un peu décalé sur l'Histgeobox. Ce chanteur troubadour (qu'il ne faut pas confondre avec Marcel Amont) , incarnation d'une chanson française un peu désuète, égraine, dans "Au port du Havre" (1978), le nom des denrées périssables fraîchement débarquées depuis le port normand. Curieuse vision de carte postale qui donne du Havre une image fort éloignée de la réalité. 

Le Havre : fondation, apogée, renaissance.

Plan du port, maison de l'armateur.
On distingue dessus les bastions en forme d'éperons .
[photo@vservat]
En 1517, François 1er décide de doter la France d’un nouveau port à l’embouchure de la Seine. Le port voisin d’Harfleur s’envasant, il satisfait ainsi le besoin du royaume en un port de commerce opérationnel.  Par la même occasion, il joue une carte politique potentielle, la création d’un port abritant des navires militaires pouvant lui permettre, le cas échéant, d’honorer son alliance avec  Le roi d’Ecosse Jacques II. Le site du Havre est retenu. Il devient ainsi  le premier port d’état français. 


Après une année de travaux d’aménagements, le port est presque prêt l’année suivante. Pour le rendre viable, il est nécessaire de l’entourer d’une ville. Pour y attirer de nouveaux habitants, le roi accorde à ceux qui s’installent au Havre de Grâce  des franchises de taille et de franc salé (1).  La ville est également protégée d’une forteresse dont François 1er confie la réalisation à l’italien Bellarmato. Il donne à son enceinte une forme alors inédite en France caractérisée  par ses bastions en forme d’éperons triangulaires.  Sous Richelieu, le port fortifié devient une importante citadelle dont l’étendue empiète sur la ville.

C’est au XVIII° siècle que le port du Havre de Grâce connaît une prospérité remarquable, participant activement à la traite négrière à l’instar des ports atlantiques de Nantes, Bordeaux et la Rochelle à qui il dispute la deuxième place en tant que port négrier. En effet, si l’on se fie au Répertoire des expéditions françaises eu XVIII° siècle de Jean Mettas, le port du Havre aurait organisé 392 voyages dans le cadre du commerce triangulaire (le même recensement en attribue 1427 à Nantes, 427 à La Rochelle, 399 à Bordeaux). D’autres sources (2) annoncent 68 maisons du Havre armèrent quelques 230 navires pour participer à ce commerce avec le Nouveau Monde qui concerna quelques 90 000 esclaves









Différents aspects de l'élégante maison de l'Armateur : son puits de lumière, sa magnifique cage d'escalier et son intérieur raffiné [photos@vservat]








La ville, aujourd’hui encore, garde la mémoire de la traite. En dépit des affres du temps et des guerres, on peut encore y visiter la magnifique maison dite de l’armateur qui témoigne de l’opulence que ces marchands d’hommes pouvaient tirer de leur activité. La polémique sur cette question vive agite régulièrement les débats politiques locaux puisqu’un certain nombre de rues portent encore le nom de marchands d’esclaves. Ainsi, l’association Divers Cité montait au créneau en 2009 réclamant que ces rues soient débaptisées, plus particulièrement celle portant le nom de l’ancien maire du Havre,  Jules Masurier, qui s’adonna à cet infâmant commerce y compris après qu’il fut rendu illégal. Il fit d’ailleurs brûler à la Havane l’un de ses navires pour éviter d’être pris et détient le titre de propriété du dernier bateau négrier de la ville.


Afficher Le Havre et la Traite négrière quelques repères sur une carte plus grande

Le port du Havre connaît un nouveau moment de prospérité à l’âge industriel. Le développement économique de l’Europe de l’Ouest, impulsé par l’Angleterre,  et le développement des liaisons transatlantiques, contribuent à faire du Havre le deuxième port français. La population de la ville est multipliée par 6 entre 1800 et 1890 passant de 20 000 à 120000 habitants, (puis 190 000 au moment de la 1ère guerre mondiale) ce qui fait du Havre, la plus grande ville de Normandie. En 1881, pour la 1ère fois, sa population dépasse celle de sa rivale de toujours : Rouen.

Le Port du Havre, bassin de la Barre,
E-L. Boudin, 1888, Musée d'Orsay.
Le port doit subir un certain nombre d’aménagements. Afin de stocker en particulier les produits des échanges avec l’Amérique d’où proviennent de nombreuses denrées tropicales, le port s’équipe de docks que l’on distingue à droite de ce tableau de Boudin datant de 1888.  L’arrière pays qui s’industrialise également est désormais relié à Paris par le chemin de fer. La ligne Paris-le Havre fonctionne depuis 1847, permettant au port d’être avantageusement relié à son arrière pays.  Le trafic transatlantique par lequel transitent les migrants de toute l’Europe à destination de l’eldorado états-unien, mais aussi des classes sociales plus aisées s’adonnant à la mode des croisières, vivifie  l’activité portuaire : le trafic passager du port du Havre entre dans l’air des grands paquebots, alors que la ligne régulière qui relie le Havre à New York est ouverte depuis 1784.  Au port de Havre s’ouvre  enfin un secteur dédié à la construction navale.  En 1935, les chantiers voisins de St Nazaire livrent le Normandie qui prend son 1er départ au Havre. Au début du XXème siècle, le port est le premier d’Europe pour les importations de café et de coton, auxquels les hydrocarbures viendront s’ajouter par la suite.

La deuxième guerre mondiale, durant laquelle les Allemands font du Havre une de leurs principales bases sonne brutalement le glas de la ville et de son port. Détruite à 80% par les bombardements la ville est anéantie et le port est inutilisable au sortir du conflit.


Le Havre après la guerre.

Le projet de reconstruction est confié à A. Perret, et s’étend de 1945 à 1964 (date qui correspond à la consécration de l’église Saint Joseph)  ce qui donne une idée de l’ampleur de la tâche mais pas de sa spécificité. Ancien étudiant aux Beaux Arts dont il n’est toutefois pas diplômé, Perret prend la direction d’un groupe d’architectes (qui se regroupent par 6 à 8 personnes pour préparer différents projets) qui conçoivent l’aménagement de l’ensemble de la ville. Le projet repose sur l’utilisation du béton comme matériau privilégié et propose une articulation novatrice et travaillée entre les espaces publics d’une part, les marqueurs urbains relatifs à ceux-ci  (Hôtel de Ville, Porte Océane, boulevards, places) et les îlots d’habitation.  Le travail de Perret et de son équipe fait sortir de terre une ville à la physionomie exceptionnelle, marquée par l’unicité de sa structure bétonnée, mais aussi par une grande fonctionnalité complétée par le souci d’aérer les îlots d’habitation dont les appartements intègrent ordonnancement et confort modernes (phot intérieur). A ce titre, la ville est aujourd'hui classée au patrimoine mondial de l’UNESCO.


A gauche et à droite : vue générale du Havre et intérieur du musée Malraux [photos@vservat]



Ci dessous, les ensembles A. Perret.
[photos@http://imagesduhavre.wordpress.com]





Le port du Havre à l’heure de la mondialisation et de la conteneurisation.

Le port du Havre également détruit pendant la guerre doit être reconstruit. Au cours des années 60, l’état français dans le cadre de sa politique d’aménagement du territoire visant à vitaliser les façades maritimes du pays choisit de transformer le Havre en une très vaste ZIP (Zone Industrialo Portuaire).  Son axe porteur est le canal du Havre, long de  8 km, qui communique avec les différents bassins ouverts sur l’Océan. Le projet  intègre  le pôle automobile de Renault Sandouville qui doit pouvoir trouver, dans le port, une structure pour l’exportation des véhicules produits. Le site trouve des extensions pétrochimiques à Gonfreville l’Orcher site où s’installent plusieurs raffineries. La ZIP devait aussi abriter un complexe sidérurgique qui n’a  finalement pas vu le jour. Les années 80 et la crise industrielle qui les caractérisent portent préjudice à l’ensemble de la zone qui entre en progressivement reconversion. 

C’est au milieu des années 90 que naît le projet "Port 2000" déclaré « projet d’intérêt public majeur » par le président de l’époque Jacques Chirac. Le Havre s’apprête donc à entrer de plein pieds dans l’ère de la conteneurisation qui révolutionne le transport maritime (mais pas seulement) depuis la fin des années 60. Plusieurs kilomètres de quais à conteneurs capables d'accueillir des porte-conteneurs post-Panamax (note) sont aménagés en 2006 que viennent compléter des terminaux spécialisés et des espaces de stockage. La modernisation du site est entamée : portiques, grues, cavaliers permettent de mettre en œuvre la multi-modalité nécessaire à la redistribution des marchandises réceptionnées au Havre vers l’arrière pays. Aujourd’hui le Havre est le 1er port français pour le trafic de conteneurs (2,2 millions d’EVP (3) en 2009), le 2nd pour le trafic de marchandises et le 5ème port européen. 40% du pétrole brut qui approvisionne la France passe par les terminaux du port en eaux profondes normand.


Trafic du port du Havre par type de produits 
2010

Les quais à conteneurs de port 2000


















Déchargement/chargement automatisé


Depuis 2008, le port du Havre est devenu en GPM, Grand Port Maritime. Ce statut est défini par une loi qui maintient le Havre dans la sphère publique (contrairement à de plus en plus de ports qui tombent aux mains de sociétés privées). On remarquera que les priorités de ce statut portent sur la sécurité et la sûreté portuaire (les ports sont des lieux de trafics divers et leur sécurité est particulièrement renforcée depuis le 11/09/2001) et la rationalisation de la manutention. Cela mérite explication : dans le cadre de la concurrence qui s’instaure à la faveur de la mondialisation des échanges entre les différents ports mondiaux, il est aujourd’hui primordial pour ne pas être déclassé dans la hiérarchie de faire disparaître au maximum la présence humaine sur la manutention. En effet, le trafic portuaire auparavant aux mains des dockers, redoutés pour leur capacité à organiser des mouvements sociaux de grande ampleur ou de longue durée, est désormais sous le coup d’une automatisation autour des opérations de chargement et déchargement des conteneurs. C’est là que se jouent les économies de coût du transport (avec la réduction du nombre de marins à bord, leur recrutement dans des pays à bas salaires à l'exemple des Philippines, et le système des pavillons de complaisance)  puisque c’est à ce moment là que son payés les frais de passage dans les ports. Ils s’accroissent bien sur avec la durée de l’arrêt nécessaire au porte-conteneur pour effectuer la rotation des caisses de marchandises. C’est en particulier sur ce point que les ports de la façade de l’Asie Pacifique sont ultra compétitifs, les quais étant équipés de nombreuses grues, avec une automatisation maximale et des espaces de stockages absolument titanesques.



Le Havre s’intègre pour sa part à la façade maritime du nord ouest européen communément appelée le Northern Range qui s’étend sur plus de 1300 km du port normand à Hambourg. Comme on peut le constater sur la carte ci-dessous le Havre est loin d’être le plus important des ports de cette façade, très en retrait face à Rotterdam, encore placé au 4° rang mondial. Comme Le Havre, Anvers et Rotterdam sont en passe de s’agrandir et de développer de nouveaux espaces pour accueillir des conteneurs (Maavlakte2 à Rotterdam,  Deurganckdock à Anvers). Le Havre disposant d’une forte capacité d’expansion devrait pouvoir à terme faire croître son trafic annuel à 6 millions d’EVP, puis 10 millions d’EVP et rester compétitif sur l’ensemble de la façade nord ouest de l’Europe.

Le Havre dans le Northern Range



Une pensée à la fin de ce voyage au Havre pour mes amis natifs ou adoptés de la ville Servane et Damien, Virginie. Et pour Mister A, adorateur compulsif du monde stocké en conteneur.

Notes :
(1) taxes perçues sur le sel.
(2) voir l'article : http://www.diverscites.eu/images/03_PHAD_20091004.pdf
(3) Equivalent Vingt Pieds : unité de compte de la capacité de stockage des conteneurs.



Références bibliographiques : 

Histoire du Havre/traite :
Histoire du Havre âge industriel :