mardi 31 août 2010

216. Sinead O'Connor: "Dear old Skibbereen".

 Sur l'histgeobox, nous nous intéressons aux conséquences politiques et sociales de l'importante émigration irlandaise aux Etats-Unis du XIX° siècle au début du XX°.
Entre 1815 et 1930, 18 millions de Britanniques quittent leur terre natale pour aller s'installer sur d'autres continents, en particulier vers l'Amérique.
* La "maladie de la pomme de terre" (mildiou) entraîne une terrible famine qui tue et précipite sur les chemins de l'exil des milliers d'Irlandais. La chanson "Dear Old Skibbereen" (le présent article) chantée par Sinead O'Connor nous permet de revenir sur ce drame national.
* Ces migrations de la misère se déroulent dans des conditions terrifiantes. L'entassement, le manque d'hygiène et les organsimes affaiblis par les carences alimentaires font des navires de véritables mouroirs dont les Pogues parlent dans leur morceau "Thousands are sailing".
* Une fois arrivés à destinations, les Irlandais occupent les postes les plus ingrats. La version de la chanson traditionnelle "Poor Paddy on the railway", interprétée ici par les Pogues, évoque l'existence difficile d'un Irlandais obligé de travailler sur les lignes de chemins de fer en construction en Angleterre (Liverpool, Leeds...).


* Les immigrants aspirent à vivre dignement et si possible à s'enrichir. Pourtant, les conditions d'existence s'avèrent la plupart du temps très difficiles pour les migrants, bien loin du pays de cocagne vanté par les compagnies maritimes. Outre la douleur du déracinement, ils souvent accueillis avec réticence, voire victimes de xénophobie:
- La chanson "No Irish need apply" ("pas besoin d'Irlandais") illustre l'hostilité des Américains de "souche" envers les nouveaux venus.
- Les paroles du morceau "Don't bite the hand that's feeding you" rendent perceptibles le racisme dont sont toujours victimes les immigrés au début du XX°.

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Le premier recensement fédéral américain de 1790 dénombre seulement 44 000 Américains nés en Irlande. Mais, à partir de 1820, le nombre d'immigrés Irlandais s'accélère considérablement et devient massive au cours des années 1840.

* "jusqu'à ce que ce fléau ravage toutes mes récoltes et tue mon bétail"


Lors des premières récoltes de l'année 1845, les agriculteurs irlandais découvrent une brunissure inhabituelle sur leurs pommes de terre. Les tubercules fraîchement sortis de terre se décomposent en un liquide gélatineux et noir avec une odeur de putréfaction. Les conséquences de cette maladie, le mildiou, furent dramatiques pour l'île. Le bétail meurt et les humains affamés tombent violemment malades. Les premières commissions d'enquête constituées par la couronne attribuèrent le phénomène à plusieurs facteurs: les "les vapeurs mortifères" des locomotives récemment introduites ou encore les déjections de mouettes utilisées par les paysans comme fumures. Le responsable, on le découvrira plus tard, était un champignon venu d'Amérique.


Une famille victime de la famine dans le Comté de Galway (1846 ou 1847).


La Grande famine affecta l'Irlande à partir de 1846 et ne prit fin qu'après la récolte de 1849. Elle provoqua la mort d'un million et demi de personnes (sur 8,1 M d'Irlandais au recensement de 1841) et l'expatriation de plus d'1 million d'Irlandais.


Les premiers migrants Irlandais arrivés avant 1820 étaient surtout des ouvriers qualifiés et des petits commerçants qui trouvèrent facilement à s'employer dans le contexte de la marche vers l'Ouest. L'arrivée massive des "Irlandais de la famine" au cours des années 1840 posa en revanche des problèmes considérables. Les migrants s'entassèrent dans les Paddyvilles, des ghettos sordides, à trente ou quarante dans des caves étroites, exposés aux maladies et aux accidents. A tel point que les taux de mortalité flirtaient avec ceux de l'Irlande au temps de la famine. Seule l'entraide communautaire permit d'adoucir ce triste sort.


* "ils ont mis le feu à la maison avec leur maudite mauvaise humeur d'Anglais"


La chanson traditionnelle Dear Old Skibbereen évoque la Grande Famine et ses conséquences sociales et politiques. Elle prend la forme d'un dialogue entre un père et son fils.
Le premier explique qu'il dut se résoudre à l'exil. Il invoque bien sûr la Grande famine provoquée par le mildiou, mais souligne que ses conséquences dramatiques furent accusées par la mainmise des Landlords anglais sur la terre. Pour les nationalistes irlandais, la responsabilité de la famine incombe à l'Angleterre. La terre appartenait alors à 90% à des grands propriétaires d'origine anglo-écossaise, très souvent non-résidents. Or les tenanciers irlandais furent pris à la gorge.


Tenanciers irlandais chassés de leurs terres par les propriétaires.

"les impôts et taxes étaient à payer et je ne pouvais rembourser"


Pour acquitter leur fermage, ils devaient vendre leurs récoltes de céréales. Dans ces conditions, la pomme de terre représentait leur seule source de subsistance. Le pourrissement accéléré des tubercules à partir de 1845 devint donc dramatique. Nombre de migrants restèrent persuader que la famine aurait pu être évitée. Le nationaliste irlandais John Mitchell résumait ainsi cette conviction: « Le Tout-Puissant, c'est vrai, a envoyé le mildiou de la pomme de terre, mais ce sont les Anglais qui ont créé la famine ».
Les historiens considèrent que le gouvernement anglais a contribué à l'aggravation de la famine par leur politique. Plusieurs penseurs et décideurs anglais considéraient même que la Famine constituait une "chance" pour l'Irlande. Une sorte de chemin de rédemption.
A la faveur de la crise de subsistance, la multiplication des expulsions de tenanciers, incapables de payer leurs loyers, relança l'agitation nationaliste.

Skibbereen, petite ville du comté de Cork, dans le Sud-Ouest de l'île, devient le symbole des ravages de la famine et de l'abandon des populations. Début 1847, 140 personnes sont mortes à l'asile de la ville. Voici comment un magistrat de Cork raconte sa visite à Skibbereen :
"En arrivant, j'ai trouvé le village désert en apparence; je suis entré dans quelques maisons. Dans la première j'ai aperçu six fantômes ou squelettes étendus au bout d'une chambre, dans un coin obscur, sur de la paille. Ils n'avaient pour se couvrir qu'une mauvaise couverture de cheval. Je m'approchais de ces malheureux et vit qu'ils avaient une fièvre brûlante. Ils étaient six personnes se serrant les unes contre les autres, l'homme, la femme et quatre enfants. [...] Je me vis bientôt entouré par deux cent fantômes. Plusieurs étaient en délire."
[Témoignage rapporté par H. Chavannes de la Giraudière. Cité par Peter Gray, voir sources]


* "je me souviens de ces sinistres journées de 1848"


Le dernier couplet est pré-révolutionnaire. De fait, la famine nourrit les volontés séparatistes des Irlandais. En 1848, une insurrection organisée par les indépendantistes du mouvement « Jeune Irlande », est sévèrement réprimée. Mais dix ans plus tard, le mouvement Fenian reprend le flambeau. L'Angleterre n'en avait pas fini avec sa colonie...



A Tralee, dans le Comté de Kerry, comme dans beaucoup d'autres villes irlandaises, un monument (photos ci-dessus et ci-dessous : E. Augris) commémore les insurrections des nationalistes irlandais contre l'occupant britannique (les United Irishmen de 1798, la rébellion d'Emmet en 1803, celle de la Jeune Irlande de 1848 et celle des Fenians de 1867). Une citation de Larkin, Allen et O'Brien, membres de l'Irish republican Brotherhood et exécutés en 1867, est gravée sur la base du monument :


De nombreux musiciens ont interprété cette chanson parmi lesquels les Dubliners ou encore Sinead O'Connor.



Dear Old Skibbereen.

O, father dear I often hear you speak of Erin's Isle
Her lofty scenes, her valleys green, her mountains rude and wild
They say it is a lovely land wherein a prince might dwell
So why did you abandon it, the reason to me tell

oh cher père j'entends souvent que vous parlez de l'île d'Erin
ses vues incomparables, ses vertes vallées, ses montagnes rudes et sauvages
Ils disent que c'est un beau pays où un prince pourrait vivre
alors pourquoi l'abandonnas-tu, donne m'en la raison


My son, I loved my native land with energy and pride
Till a blight came over all my crops and my sheep and cattle died
The rents and taxes were to pay and I could not them redeem
And that's the cruel reason why I left old Skibbereen

Mon fils j'aimais mon pays avec énergie et fierté
jusqu'à ce que ce fléau ravage toutes mes récoltes et tue mon bétail
les loyers et taxes étaient à payer et je ne pouvais rembourser
voila la raison cruelle pour laquelle j'ai dû quitter mon vieux Skibbereen


'Tis well I do remember that bleak November (/December) day
When the bailiff and the landlord came to drive us all away
They set the roof on fire with their cursed English spleen
And that's another reason why I left old Skibbereen

Je me souviens en effet de ce jour de décembre glacial
quand le propriétaire et l'huissier sont venus nous chasser
ils ont mis le feu à la maison avec leur maudite mauvaise humeur d'Anglais
et c'est une autre des raisons pour laquelle j'ai quitté ce bon vieux Skibbereen


Your mother, too, God rest her soul, lay on the snowy ground
She fainted in her anguishing seeing the desolation round
She never rose, but passed away from life to immortal dreams
And that's another reason why I left old Skibbereen

ta mère aussi, dieu ait son âme, repose sur le sol enneigé
elle s'évanouit de désespoir à la vue de la désolation alentour
elle ne s'est jamais relevée, mais elle a quitté cette vie pour les rêves immortels
et c'est une autre des raisons pour laquelle j'ai quitté ce bon vieux Skibbereen


Then sadly I recall the days of gloomy forty-eight.
I rose in vengeance with the boys to battle again' fate.
We were hunted through the mountains as traitors to the queen,
And that, my boy, is the reason why I left old Skibbereen.

Alors tristement je me souviens de ces sinistres journées de 1848
je me soulevai l'esprit vengeur avec les garçons pour lutter contre le destin
nous étions chassés à travers les montagnes comme des traîtres à la couronne
et ça, mon gars, c'est la raison pour laquelle j'ai quitté Skibbereen.


Oh you were only two years old and feeble was your frame
I could not leave you with my friends for you bore your father's name
So I wrapped you in my cóta mór at the dead of night unseen
And I heaved a sigh and I said goodbye to dear old Skibereen

Oh tu avais seulement deux ans et frêle était ton corps
je ne pouvais pas te laisser avec mes amis puisque tu portais le nom de ton père
alors je t'ai enroulé dans ma redongote au beau milieu de la nuit,
et j'ai soupiré et dit au revoir à ce bon vieux Skibereen


well father dear, the day will come when on vengeance we will call
And Irishmen both stout and tall will rally unto the call
I'll be the man to lead the van beneath the flag of green
And loud and high we'll raise the cry, "Revenge for Skibbereen!"

eh bien mon cher père, le jour de la vengeance viendra
et tous les Irlandais costauds et grands se rallieront unanimes à l'appel
je serais l'homme qui conduira le convoi sous la bannière verte
Haut et fort retentira ce cri, "revanche pour Skibbereen!"


Oh you were only two years old and feeble was your frame
I could not leave you with my friends for you bore your father's name
So I wrapped you in my cóta mór at the dead of night unseen
And I heaved a sigh and I said goodbye to dear old Skibereen

Oh tu avais seulement deux ans et frêle était ton corps
je ne pouvais pas te laisser avec mes amis ...
alors je t'ai emballé dans mon ... à la fin de la nuit
j'ai soupiré et j'ai dit au revoir à ce vieux Skibereen

well father dear, the day will come when on vengeance we will call
And Irishmen both stout and tall will rally unto the call
I'll be the man to lead the van beneath the flag of green
And loud and high we'll raise the cry, "Revenge for Skibbereen!"

eh bien mon cher père, le jour de la vengeance viendra
et tous les Irlandais costauds et grands se rallieront unanimes à l'appel
je serais l'homme qui conduira le convoi sous la bannière verte
sonore et haut retentira ce cri, "la revanche de Skibbereen!"




Un grand merci à Marie pour son aide.

Sources:
  • Peter Collier et David Horowitz: Les Kennedy, une dynastie américaine, Petite Bibliothèque Payot, 2001.
  • E. Melmoux et D. Mitzinmacker: Dictionnaire d'histoire contemporaine, Nathan, 2008.
  • Peter Gray, L'Irlande au temps de la grande famine, Découvertes Gallimard, 1995
Liens:

9 commentaires:

Agnès Maillard a dit…

Intéressant de retrouver le récit de cette période charnière articulé autour de chansons. la grande famine a marqué durablement la mémoire irlandaise, d'abord, parce qu'elle a effectivement provoqué de nombreux morts et une exode massive vers l'Amérique, mais aussi parce que pendant la crise de la pomme de terre, l'Angleterre occupante a maintenu au même niveau ses quotas d'importation de céréales depuis l'Irlande. Cette manière de traiter l'Irlande comme une vague colonie d'exploitation a marqué durablement les esprits et permet de mieux comprendre aussi la nature des rapports tumultueux entre l'Irlande et l'Angleterre.
Merci en tout cas, de me faire souvenir de mon premier mémoire d'histoire de fac!

Fil a dit…

Magnifique. Sinéad O'Connor (attention, vous avez écrit "les Sinéad...", mais il s'agit d'une chanteuse, pas d'un groupe !) avait déjà abordé la question dans "Famine", chanson-texte coup de poing qui disait "there was no 'famine'".

Voir les paroles:
sing365.com...Sinead-O'Connor.

ou la video (youtube).

véronique servat a dit…

Merci Julien pour ce nouvel article passionnant sur les émigrations irlandaises. En guise de référence bibliographique complémentaire je signalerais un petit ouvrage synthétique et riche de documents iconographiques de Peter Grey : "L'Irlande au temps de la grande famine" chez découvertes Gallimard.

Abie a dit…

Passionnant !
Au sujet de "No Irish need apply", il semble que la chanson ait une histoire intéressante
http://tigger.uic.edu/~rjensen/no-irish.htm

blottière a dit…

Merci Abie pour ce lien. Nous reparlerons de cette chanson très vite.

Merci Véronique pour la référence bibliographique. En effet, ce petit "Découvertes Gallimard" est synthétique et clair sur ce sujet.

J.B.

Anonyme a dit…

J'ai l'impression qu'il y a un problème dans le graphe "Population et émigration" que vous donnez. J'ai l'impression que l'échelle verticale n'est pas la même pour le graphe bleu (population) que pour le graphe rouge (émigration). Puisque vous précisez que la population de l'île est de 8,1M d'hab. en 1841, je suppose que l'échelle verticale est en M d'hab. Or si 0,4 millions d'Irlandais ont émigrés dans la décennie 1821-30 + 0,5 entre 1831-40 + 1,1 entre 1841-1850, etc. cela fait plus de 8 millions d'émigrés en un siècle et non pas 1 million, c'est-à-dire que l'Irlande était une île déserte en 1920. Problème, non ?

E.AUGRIS a dit…

Le chiffre des émigrants est pour une décennie. Il y a donc effectivement plusieurs millions d'Irlandais qui partent. Mais le recensement des Irlandais est pour une année donnée.
Au sens strict, j'ai utilisé la même échelle même si les deux phénomènes ne sont pas mesurés sur la même durée. J'ai privilégié ce choix pour montrer l'évolution de l'émigration et de la population en parallèle sur un même graphique.
Merci pour la remarque.
On aurait pu imaginer un graphique où les deux échelles auraient été différentes et le chiffre des émigrants annualisé, mais les données sont plus compliquées à obtenir...

DELABOS C a dit…

juste génial. Je bosse pas mal comme ça avec mes gnomes et votre site est une vraie mine dans laquelle je vais piocher!

blottière a dit…

Merci beaucoup pour ces encouragements.
JB