jeudi 12 juin 2008

51. François Béranger:"Tranche de vie".

Fils d'un militant syndicaliste chrétien, résistant puis député, François Béranger est dans un premier temps ouvrier aux usines Renault de Boulogne-Billancourt. Puis il fait ses premiers pas en tant que chanteur dans le circuit des clubs folk. En 1969, il sort son premier 45 tours, "Tranche de vie", qui coure sur les deux faces du disque. Il y décrit le parcours d'un jeune de son âge, en ces années soixante finissantes. 

Le chanteur narre à la façon du titi parigot l'histoire d'une génération, celle qui connut la guerre d'Algérie et la contestation du printemps 68. Béranger puise l'inspiration dans sa propre biographie. En 1959, à 22 ans, il a embarqué pour l'Algérie où il passera dix-huit mois interminables ["J'me farcis trois ans de casse pipe / Aurès, Kabylie, Mitidja" (...) Quand on m'relâche, je suis vidé / J'suis comme un p'tit sac en papier / Y a plus rien dedans, tout est cassé"]. Plus d'1,5 million de jeunes hommes furent ainsi envoyés de l'autre côté de la Méditerranée pour accomplir un service militaire porté à 27 mois.


Le chanteur évoque ensuite de façon explicite la révolte étudiante de mai 1968 et la répression féroce menée par les forces de l'ordre. ["... les flics m'ont vachement tabassé. / Faut dire que j' m'étais amusé / à leurs balancer des pavés."]
Immédiatement censuré par le pouvoir, Béranger trouve néanmoins un public fidèle. Il enregistre durant les années 70 près d'une dizaine d'albums, mais sans retrouver le succès initial.
Le cancer l'emporte à 66 ans, le 14 octobre 2003. 




"Tranche de vie ", François Béranger (1969) 
« Je suis né dans un p’tit village /
qu’a un nom pas du tout commun, /
bien sûr entouré de bocages /
c’est le village de Saint Martin. /

A peine j’ai cinq ans qu’on m’emmène /
avec ma mère et mes frangins. /
Mon père pense qu’y aura du turbin /
dans la ville où coule la Seine


J’en suis encore à m’ demander /
après tant et tant d’années, /
a quoi ça sert de vivre et tout, /
à quoi ça sert, en bref, d’être né



La capitale c’est bien joli /
surtout quand on la voit d’Passy, /
mais de Nanterre ou d’ Charenton, /
c’est déjà beaucoup moins folichon. /
J’ai pas d’ mal à imaginer /
par ou c’ que mon père est passé /
car j’ai connu quinze ans plus tard /
le mêmes tracas, le même bazar



J’en suis encore à m’ demander, etc...



L’matin faut aller piétiner /
devant les guichets d’ la main d’œuvre. /
L’après-midi solliciter /
l’ bon cœur des punaises des bonnes œuvres. /
Ma mère, elle était toute paumée /
sans ses lapins et ses couvées. /
Et puis, pour voir, essayez donc /
sans fric de nourrir cinq lardons



J’en suis encore à m’ demander, etc...



Pour parfaire mon éducation /
y’a la communale on béton. /
Là on fait d’ la pédagogie /
devant soixante mômes en furie. /
En plus d’ l’alphabet, du calcul, /
j’ai pris beaucoup d’ coup d’ pied au cul /
et sans qu’on me l’ait demandé /
j’appris l’arabe et l’ portugais



J’en suis encore à m’ demander, etc...

_ A quinze ans finie la belle vie, /
t’es plus un môme, t’es plus un p’tit. /
J’ me retrouve les deux mains dans l’ pétrole /
à frotter des pièces de bagnole. /
Huit-neuf heures dans un atelier, /
ça vous épanouit la jeunesse. /
ça vous arrange même la santé /
pour le monde on a d’ la tendresse.



J’en suis encore à m’ demander, etc...


C’est pas fini...
[fin de la première face]



Quand on en a un peu là-dedans, /
on y reste pas bien longtemps /
On s’arrange tout naturellement /
pour faire des trucs moins fatigants. /
J’me faufile dans une méchante bande /
qui voyoute la nuit sur la lande. /
J’apprends des chansons de Bruant /
en faisant des croche-pattes aux agents



J’en suis encore à m’ demander, etc...


Bien sûr la maison poulaga / [la prison]
m’agrippe a mon premier faux pas /
ça tombe bien, mon pote, t’as d’ la veine /
faut du monde pour le FLN /
J’me farcis trois ans de casse-pipe /
Aurès, Kabylie, Mitidja. /
Y’a d’ quoi prendre toute l’Afrique en grippe. /
Mais faut servir l’ pays ou pas.



J’en suis encore à m’ demander, etc...


Quand on m’ relâche je suis vidé, /
j’ suis comme u p’tit sac en papier. /
Y’a plus rien dedans. Tout est cassé /
J’ai même plus envie d’une mémé. /
Quand ’ai cru qu’ j’allais m’ réveiller /
les flics m’ont vachement tabassé. /
faut dire que j’ m’étais amusé /
à leur balancer des pavés



J’en suis encore à m’ demander, etc...


Les flics, pour c’ qui est d’ la monnaie, /
Ils la rendent avec intérêt /
le crâne, le ventre et les roustons, /
enfin quoi vive la Nation ! /
Le juge m’a file trois ans d’ caisse /
rapport à mes antécédents /
Moi, j’ peux pas dire que j’ sois en liesse. /
Mais enfin, qu’est-ce que c’est qu’ trois ans.



J’en suis encore à m’ demander, etc...


En taule, j’ vais pouvoir m’épanouir /
dans une société structurée. /
J’ ferai des chaussons et des balais. /
Et je pourrai me remettre à lire. /
Je suis né dans un p’tit village /
qu’a un nom pas du tout commun, /
bien sûr entouré de bocages /
c’est le village de Saint Martin.



J’en suis encore à m’ demander, etc... »

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